vendredi 6 septembre 2019

L'Arbre Monde : un roman puissant sur la force des arbres et l'engagement écologiste

Voici mon livre de l'été (que j'ai vraiment mis tout l'été à le lire, à raison de quelques pages chaque soir!) L'Arbre Monde de Richard Powers, Grand prix de littérature américaine 2018 et Prix Pulitzer de Littérature 2019 est le huitième roman de cet auteur mais le premier que je lis et ce fut une très belle découverte.


Pourtant, ce roman n'a rien d'une lecture de vacances : un livre grand format de plus de 500 pages, une écriture profonde et métaphorique pour raconter le désastre de la déforestation et la naissance du combat écologique de plusieurs individus que tout semble opposer. Rien de très gai ni de très léger et pourtant je recommande vivement cette lecture. L'écriture est magnifique, le sujet on ne peut plus d’actualité et le récit construit de manière originale. On sort de cette lecture grandi, davantage instruit sur les arbres tant le roman fourmille d'informations scientifiques et naturalistes et on se sent plus attentionné envers la nature. Par contre, il faut bien l’avouer aussi, on se sent également démuni et assez déprimé une fois la dernière page tournée !
A l'heure où les grandes forêts primitives brûlent et ou d'autres sont abattues au profit de cultures intensives ou de projets autoroutiers, cette lecture tombait à pic.


La notion d'arbre-monde

"L'arbre monde" est un concept que l'on retrouve dans différentes mythologies selon lequel il existerait un arbre cosmique qui relierait les différentes parties de l'univers, généralement les mondes céleste, terrestre et souterrain (plus d'info sur wikipédia). Un arbre qui relierait tout en quelque sorte. Quand on sait cela, on comprend mieux le titre du livre et surtout la construction du roman.
Le roman se divise en quatre parties : Racines, Tronc, Cime et Graines et raconte les destins croisés de huit personnages. 


8 destins bouleversés par les arbres

Durant les 170 premières pages, la partie Racines relate, par le biais de chapitres distincts, les origines, les « racines » des différents personnages et comment, durant leur jeunesse dans les années 70 ou 80, les arbres ont impacté leur destinée, que ce soit de manière consciente ou non. Chaque histoire se lit séparément et on dirait qu'il n'y a pas de lien apparent entre ces personnages. 

Nick est le descendant d’une génération de fermiers dans l’Iowa. Un de ses aïeuls planta des châtaigniers dont un seul subsiste désormais. Cet arbre est le survivant d’une terrible maladie qui toucha les châtaigniers d’Amérique au milieu du XXème siècle. Depuis trois générations, tous les jours, et ce bien avant l’épidémie déjà, cet arbre est pris en photo par le grand-père, le père puis Nick lui-même, comme pour montrer l’immuabilité de ce chataigner face au temps qui passe sur les hommes.

Mimi Ma est la fille d’un ingénieur chinois amoureux des arbres, en particulier de son murier, sa « ferme à soie ». Elle a grandi aux Etats-Unis et est devenue elle-même ingénieure. Son père lui a confié un « trésor », une bague magique et un célèbre parchemin chinois. Plus tard, elle appréciera se détendre dans le parc en bas de son bureau. Jusqu’au jour où des machines déciment les arbres qu’elle aimait tant. C’est un véritable tournant dans la vie de Mimi...

Patricia est une jeune femme réservée qui se passionne pour la botanique et découvre très vite que les arbres ont de nombreux secrets. Lorsqu’elle publie une thèse sur la communication entre les arbres, elle est d’abord rejetée par ses paires et part poursuivre ses recherches sur les arbres au fin fonds des vieilles forêts américaines. Elle étudie notamment le microbiote des souches d’arbres, un arbre mort étant toujours source de vie. Elle consacrera toute sa vie à étudier les arbres et à démontrer la nécessité de préserver les forêts.

Douglas est un vétéran de l’armée de l'air ayant combattu au Vietnam qui a survécu à un crash grâce à la forêt. Depuis, il se sent une dette envers les arbres et durant son temps libre, malgré ses nombreuses blessures, il replante de jeunes plants là où les forêts ont été rasées. Rien ne l’énerve plus que la déforestation.

Adam est un enfant passionné par les comportements des animaux, en particulier des fourmis. Plus tard, il deviendra enseignant de psychologie spécialiste des comportements humains, notamment les systèmes d’influences. A sa naissance, son père lui a attribué un arbre, un érable, tout comme à ses frères et sœurs.« Leigh est un peu penchée, comme son orme. Jean est droite et bonne. Emmett, dur comme l’ostruer, il suffit de le regarder ! Et mon érable rougit comme moi. » (p.61) C’est tardivement dans sa vie d’adulte que l’amour des arbres de son père lui reviendra en héritage, comme un boomerang.

Olivia est une étudiante fêtarde et désinvolte jusqu’à ce qu’un coup de jus monumental l’envoie voir des anges. Revenue d’entre les morts, la survivante se voit dotée d’une « mission » d’abord assez floue mais qui prend ensuite la forme d’un engagement déterminé : protéger les arbres à tout prix, lutter contre la déforestation.

Neelay, fils d’immigrés indiens, est passionné d’informatique. Alors qu’il n’est encore qu’un enfant, il tombe d’un arbre et devient paraplégique. Il consacrera sa vie à créer des univers virtuels de plus en plus réalistes en y incorporant autant de vivant que possible, autant d’arbres et de plantes qu’il le peut. Ses jeux vidéos rencontrent un tel succès qu’il devient millionnaire.

Ray et Dorothy forment un couple atypique : Ray est un juriste spécialiste de la propriété, il est fou amoureux de sa femme mais Dorothy, sténographe, refuse toute forme d’engagement. Ils décident de planter chaque année un arbre à leur anniversaire de rencontre mais la tradition se perd et s’oublie, tout comme leur amour. Bien plus tard, les arbres réapparaitront dans leur vie de manière salvatrice.
 
Des personnages très différents qui n'ont initialement rien en commun. Et pourtant, certains vont être amenés à se rencontrer. D'autres jamais. Mais tous auront, à un moment de leur vie, le même combat en tête : sauver les arbres, faire passer la nature sauvage avant les besoins matériels de l'Homme, penser à long terme plutôt qu'au confort à court terme.


De la prise de conscience à l'engagement radical 

J’ai beaucoup aimé la partie "Tronc", au milieu du roman, qui relate l’engagement écologiste de plusieurs personnages durant les années 1990. Les parcours de plusieurs d'entre eux se regroupent, d'autres restent en périphérie comme l'histoire de Neelay ou de Ray.

Leur engagement débute par une simple prise de conscience, l'envie de changer les choses par de petites actions pacifistes jusqu'à ce que ces actions prennent des formes plus radicales. En effet, face au silence et à l'inaction du gouvernement et des entreprises, face au mépris de la société vis à vis des forêts, face à la violence de la répression, comment réagir et poursuivre le combat ?

Certains iront jusqu’à vivre dans une cabane en haut d’un séquoia géant pendant une année entière... J'ai bien aimé ce passage où ils reviennent vivre en symbiose avec la nature, se défaisant de tout matérialisme et de tout confort moderne, cela en vue de défendre une cause. Cette expérience les transformera à jamais.

Cette partie est pleine de suspens et d’espoir : vont-ils parvenir à stopper la déforestation et à déclencher cette prise de conscience massive qu’ils espèrent tous ? C'est aussi un chapitre plein de réflexions philosophiques sur notre mode de vie et nos rapports à la nature.



La partie "Cimes"  raconte la vie des personnages après que leur "engagement" ou leur projet ait atteint son paroxysme.  L'action retombe un peu, les parcours des personnages se dispersent. J'avoue avoir été un peu déçue après la superbe partie "Tronc" pleine de rebondissements et d'espoir. Mais ce récit à le mérite d'être réaliste. Les illusions s'envolent tout comme les derniers oiseaux des forêts sacrifiées...

La partie "Graines" est une sorte de dénouement dans lequel on fait le point sur les fruits qu'ont semé ces héros écologistes. Quelles traces vont laisser leurs actions pour l'avenir ? Des réflexions assez pessimistes pour l'Humanité mais un petit message d'espoir toutefois : la nature n'a de cesse de se réinventer et de reprendre ses droits. Si l'Humanité venait à disparaitre, les arbres leurs survivraient sans doute...

Un roman écologiste très réaliste alternant réflexions philosophiques et faits scientifiques

Ce roman interroge sur les différentes formes d'engagement. Qu’est-ce-qui est juste ou pas ? Faut-il toujours respecter la loi des humains quand celle-ci méprise la loi de la nature ? Existe t'il un statut juridique pour les arbres ? Jusqu'où peut-on aller pour se faire entendre ?

L'Arbre Monde  nous fait aussi nous sentir tous petits par rapport à la nature. A un moment donné, il est écrit que, sur l'échelle du temps, en transposant la création de l'univers sur une journée de 24h, l'Homme apparaitrait à 23h59... L'Homme qui pourtant menace la nature originelle, et plus grave encore, le climat.
C'est un véritable hymne à la nature qui nous remet à notre place dans l'écosystème et nous force à davantage respecter les arbres.




Le récit est très documenté, on apprend plein de choses sur le fonctionnement des forêts, la vie des arbres et des plantes, notamment à travers le récit de Patricia, la botaniste, lorsqu'elle rédige ses thèses. " Elle passe un chapitre à détailler comment  une souche morte donne vie à d'innombrables autres espèces. Si on enlève ce chicot, on tue le pivert qui éloigne les charançon qui tueraient les autres arbres. Elle décrit les drupes et les racèmes, les panicules et les involucres au milieu desquels on pourrait passer toute une vie sans jamais les remarquer. " p 235
Le roman est étayé par des citations des premiers écologistes ou botanistes tel John Muir. " Nous traversons la Voie Lactée tous ensemble, arbres et hommes [...] A chaque promenade avec la nature on reçoit bien plus que ce qu'on cherche. L'accès le plus direct à l'univers, c'est une forêt sauvage."

L'écriture est magnifique, on pourrait relever des citations à chaque page...(quelques exemples ci-dessous) L'auteur alterne réflexions métaphysiques, prose poétique et descriptions scientifiques pour faire de l'Arbre Monde un roman puissant qui mérite amplement les prix reçus.


Quelques citations pour se faire une idée du style :

«  C’est ça le problème avec les humains, à la racine de tout. La vie court à leurs côtés, inaperçue. Juste ici, juste à côté. Créant l’humus. Recyclant l’eau. Échangeant des nutriments. Façonnant le climat. Construisant l’atmosphère. Nourrissant, guérissant, abritant plus d’espèces vivantes que les humains ne sauraient en compter. » p 14

« Sapin-ciguë, sapin géant, cyprès jaune, sapin de Douglas : des remparts arc-boutés de conifères monstrueux disparaissent dans la brume au-dessus d’elle [Patricia] Des épicéas enflent en nœuds gros comme des mini-vans : à poids égal, un bois plus solide que l’acier. » p 151

« Il s’avère que les millions de boucles invisibles et emmêlée de la jungle tempérée ont besoin de tous les intermédiaires et courtiers de la mort pour faire fonctionner les circuits. Si on nettoie un tel système, on assèche les innombrables sources auto-nourricières. Cet évangile de la sylviculture nouvelle est confirmé par les plus merveilleuses découvertes : des barbes de lichen très haut dans les airs, qui ne poussent que sur les plus vieux arbres et réinjectent l’azote vital dans le système vivant. Des campagnols souterrains qui se nourrissent de truffes et répondent les spores du champignon des anges dans tout le sous-bois. Des champignons qui infusent dans les racines des arbres, en une osmose si étroite qu’il est difficile de dire où s’arrête un organisme et où commence l’autre. Des conifère massifs d’où percent des racines adventices au plus haut de la canopée qui replongent pour se nourrir des matelas d’humus accumulés dans les forces de leurs propres branches. » p 159-160

"Douglas Pavlicek replante une clairière aussi vaste que le centre-ville d'Eugene, et salue chaque plant qu'il borde affectueusement. Tenez bon. Il suffit de tenir un ou deux siècles. Pour vous, les gars, c'est un jeu d'enfants. Il suffit de nous survivre. Alors il n'y aura plus personne pour vous emmerder."

"Pour le dernier châtaignier en vie, tout cela prend le temps d’une poignée de fissures, de trois centimètres d’anneaux en plus. L’arbre prend de l’ampleur. Son écorce s’élève en spirale comme la colonne Trajane. Ses feuilles dentelées continuent de transformer le soleil en tissu végétal. Il ne se contente pas de survivre ; il s’épanouit, en un globe de vigueur verdissant de santé."


"Le temps altère ce qu'on peut posséder et "qui" peut posséder. Le genre humain se trompe complètement sur qui est son prochain et nul ne s'en rend compte. Nous devons rembourser le monde pour chaque idée, chaque chose que nous avons volée "

"À un moment au cours des quatre cents derniers millions d’années, un arbre quelconque a tenté toutes les stratégies qui avaient la moindre chance de fonctionner. Nous commençons tout juste à comprendre toute la variété de ce que ça peut recouvrir, fonctionner. La vie a un moyen de s’adresser au futur. Ça s’appelle la mémoire. Ça s’appelle les gènes. Pour résoudre le futur, nous devons sauver le passé. Ma règle empirique, elle est toute simple : quand vous abattez un arbre, ce que vous en faites devrait être au moins aussi miraculeux que ce que vous avez abattu."