jeudi 30 novembre 2017

Underground Railroad, superbe roman à forte dimension historique et philosophique sur l'histoire de l'esclavage aux Etats-Unis

Un roman à forte dimension historique récompensé par des prix prestigieux
Underground Railroad est un formidable roman, entre récit historique et roman d'aventure, sur la terrible réalité de l'esclavage aux Etats-Unis au dix-neuvième siècle. Ce livre est le sixième de l'auteur Colson Whitehead, il a été récompensé par le National Book Award en 2016 (l'équivalent du Goncourt aux USA), par le prix Pulitzer en 2017 et plébiscité par Barack Obama.

C'est un roman  passionnant sur une part sombre de l'Histoire des Etats-Unis, à savoir la période de l'esclavage avant la guerre de Sécession, soit avant 1861. C'est aussi un récit d'aventure à travers les péripéties d'une jeune esclave, Cora, qui tente tout pour gagner un semblant de liberté. Un mélange des genres, entre fiction et faits historiaques avérés, des personnages intéressant, le tout superbement écrit, voilà qui fait de Underground Railroad un roman captivant, brillant et intelligent !


L'horreur de l'esclavage à travers les péripéties d'une jeune esclave en quête de liberté

Underground Railroad  c'est l'histoire de Cora, une adolescente noire, fille et petite fille d'esclaves qui a grandit dans la plantation de coton Randall, un maître esclavagiste en Géorgie. Sa mère, qui l'a abandonné quand elle était petite, est la seule esclave à être parvenue à s'échapper de cette plantation sans qu'on la retrouve jamais. Cora éprouve donc un mélange de sentiments d'abandon, d'admiration et colère vis à vis de cette mère qu'elle rêve pourtant secrètement de retrouver. Elle vit de plus en plus douloureusement sa vie de jeune esclave, entre le rythme de travail effréné, les brimades et les mauvais traitements. Aussi, lorsque Ceasar, un jeune esclave dégourdi, intelligent et organisé lui propose de s'enfuir avec lui, elle trouve d'abord l'idée complètement folle avant de se laisser tenter par cette promesse d'un avenir moins dur.
Leur objectif est de gagner les Etats libres du Nord, où ils pourraient être affranchis et enfin libres.

Leur fuite devient possible grâce à un réseau ferré sous terrain clandestin, le fameux "Underground Railroad" construit pour permettre aux esclaves de s'enfuir vers le Nord où se trouvent les Etats abolististes. Seuls quelques initiés connaissent ces gares secrètes et souterraines et les trajets, ou plutôt les fuites, se font toujours dans la plus grande discrétion afin de ne pas compromettre le réseau.

C'est le début d'une grande aventure pour Cora, ou d'un long cauchemar, c'est selon. En effet, son parcours s'avère semé d'embûches et elle n'est pas au bout de ses surprises. Partout, à chaque étape de son parcours, se trouvent des personnes qui pensent que la place d'un Noir est au travail forcé ou pire, au bout d'une corde, et n'hésitent pas à les dénoncer et à les traquer contre une bonne somme d'argent.
Cora sera, au fil de ses aventures, baby-sitter en Caroline du Sud, figurante dans un musée "historique" où elle doit jouer son propre rôle d'esclave, en fuite, traquée,  et même cachée des mois dans un espace exigu quelque part en Caroline du Nord, région de Blancs fanatiques qui interdit carrément aux Noirs de rentrer dans l'Etat... En fait, à chaque fois que Cora pense trouver un répit, un semblant de liberté, qu'elle se fie à une personne de confiance et commence à laisser tomber quelques barrières, elle se voit rattraper par la dure réalité de sa condition d'esclave et est condamnée à fuir à nouveau. D'autant plus qu'un chasseur d'esclaves de la plantation Randall semble obsédé par elle. La mère de Cora étant la seule esclave échappée qu'il n'ait jamais retrouvé, il est bien décidé à se venger sur la fille... On est sans cesse désolée pour cette jeune esclave et on espère tellement qu'elle trouve la paix, mais son calvaire va t'il un jour cesser?

Une part sombre de l'histoire américaine qui a un triste écho aujourd'hui

A travers le périple de Cora, Colson Whitehead dépeint une période clé de l'Histoire des Etats-Unis, juste avant la guerre de Sécession au milieu du XIXème siècle. Les Etats-Unis sont alors un pays jeune qui tente encore de se construire mais qui le fait en opprimant d'autres peuples. Une nation où les "races" et les ethnies sont sans cesse opposées et stigmatisées. A un moment, le livre aborde la colonisation des terres indiennes, ou encore la difficile intégration des européens exilés, comme les irlandais, même si c'est l'esclavage des Noirs qui est essentiellement abordé ici dans toute son horreur. Ces africains amenés de force pour être exploités en tant qu'esclaves sont vraiment considérés comme des animaux, des choses, leurs valeurs est évaluée et décroit avec l'âge et les maladies. Ils n'ont aucun droits, sont sans cesse brimés, humiliés, malmenés et, s'ils tentent de s'enfuir ou de se rebeller, ils sont torturés puis pendus au bout d'une corde.

Durant ses aventures, Cora croisera des Blancs cruels et sans pitié envers les Noirs, d'autres plus consensuels, passifs, qui subissent plus qu'autre chose le "régime" en place, et d'autres, plus rares, abolitionnistes, qui semblent enfin doté d'un peu d'humanité et se compromettent pour aider les esclaves, à leurs risques et périls. Puisqu'on est à l'époque du far-west, le moindre impaire et on risque la corde !

Le racisme et l'oppression prennent différentes formes : de manière cruelle avec les mauvais traitements et des tortures inimaginables, des lynchages systématiques des Noirs en Caroline du Sud, mais aussi sous une forme plus sournoise dans les Etats abolitionnistes où le racisme est tout de même omniprésent, où on incite fortement les femmes noires à se faire stériliser "dans leur intérêt", où on demande aux Noirs de jouer leurs propre rôles d'anciens esclaves dans un musée, etc. Tous ces comportements étant entretenus par une sorte de parano envers les Noirs qui seraient en train de prendre le contrôle du pays, raison ou prétexte pour en limiter la descendance, et si possible en éliminer le plus possible... Le tout est très justement mis en abîme à travers des descriptions détaillées, souvent dures, comme l'illustrent quelques citations ci-dessous et à travers les réflexions fort pertinentes de la jeune Cora.

Tout cela parait tellement inimaginable aujourd'hui! Mais, avec l'actualité américaine où les mouvances d'extrêmes droites se multiplient de manière fort décomplexées, cette page de l'Histoire a un triste écho aujourd'hui.
Par ailleurs, je n'ai pu m'empêcher de faire quelques parallèles entre le réseau des abolitionnistes au dix-neuvième siècle aux Etats-Unis et celui de la résistance en Europe durant la seconde guerre mondiale, avec son lot de collaborateurs et de résistants, le peuple juif traqué comme l'était à l'époque le peuple noir...


Une écriture précise, détaillée et une bonne maîtrise de rythme pour un roman à résonnance philosophique

L'auteur manie "la plume" avec justesse et précision, n'hésitant pas à faire des descriptions détaillées des conditions de vie des esclaves et des épreuves subies par Cora afin de rendre cela le plus crédible possible, tout en gardant une certaine pudeur et beaucoup d'humanité. Une admirable maîtrise des émotions qui rend ce roman d'autant plus fort et passionnant, puisqu'une fois commencé, passé les trente premières pages, on a du mal à le lâcher.
La narration est fluide et le récit bien rythmé, alternant descriptions passionnantes et rebondissements dans le parcours de Cora, un rythme assurément maîtrisé qui fait de Underground Railroad un roman intelligent et accessible, riche et passionnant.

Les personnages ont tous une personnalité forte, révélatrice d'un rôle ou d'un comportement type dans la société esclavagiste. De plus, à travers les réflexions de Cora, la pertinence de ses interprétations, il ressort une forte dimension philosophique de ce roman, amenant à réfléchir sur la condition de l'Homme en général. J'aime particulièrement cette citation tellement pertinente et représentative de l'esclavage : Les Blancs étaient venus sur cette terre pour prendre un nouveau départ et échapper à la tyrannie de leurs maîtres, tout comme les Noirs libres avaient fui les leurs. Mais ces idéaux qu'ils revendiquaient pour eux mêmes, ils les refusaient aux autres. (voir plus de citations tout en bas)
Colson Whitehead mêle des faits historiques avérés à une bonne part de fiction, incarnée bien sûr par les différents personnages mais aussi par la matérialisation du  fameux "Underground Railroad" qui était en réalité un réseau de routes clandestines pour aider les esclaves à fuir vers le Canada, il en fait ici un véritable réseau ferré sous-terrain secret.

L'auteur signe un livre puissant qui fait réfléchir sur une part sombre de notre passé, qui résonne douloureusement dans notre histoire contemporaine tout en interrogeant sur la condition de l'Homme, notre rapport aux autres et les leçons que nous tiront (ou pas) de l'Histoire.

Un roman qui restera dans l'histoire de la littérature, et un prix Pulitzer amplement mérité !
Par ailleurs, une adaptation cinématographique est déjà programmée par le réalisateur de Moonlight.

Underground Railroad / roman américain de Colson Whitehead . - Albin Michel, 2017



Quelques citations pour se faire une idée :

[la grand-mère de Cora] "L'air délétère de la cale, le cauchemar de la claustration et les hurlements de ses compagnons de chaînes contribuèrent à la faire basculer dans la folie. Compte-tenu de son âge tendre, ses ravisseurs ne lui infligèrent pas immédiatement leurs désirs, mais après six semaines de traversée, quelques matelots aguerris l'arrachèrent à la cale. Deux fois elle tenta de se tuer pendant ce voyage vers l'Amérique, d'abord en se privant de nourriture, puis en essayant de se noyer." p 12

"Son prix fluctuait. Quand on est vendu aussi souvent, le monde vous apprend à être attentif. Elle apprit donc à s'adapter rapidement aux nouvelles plantations, à distinguer les briseurs de nègres des cruels ordinaires, les tire-au-flanc des industrieux, les mouchards des confidents. Les maîtres et maîtresse dans toute leur gamme de perversité, les domaines aux moyens et aux ambitions variables." p 15

"Il arrive parfois qu'une esclave se perde dans un bref tourbillon libérateur. Sous l'emprise d'une rêverie soudaine au milieu des sillons, ou en démêlant les énigmes d'un rêve matinal. Au milieu d'une chanson dans la chaleur d'un dimanche soir. Et puis ça revient, inévitablement : le cri du régisseur, la cloche qui sonne la reprise du travail, l'ombre du maître, lui rappelant qu'elle n'est humaine que pour un instant fugace dans l'éternité de sa servitude." p 44

"Maisie avait dix ans. A cet âge, à la plantation Randall, toute joie était anéantie. Un jour les négrillons étaient heureux, et le lendemain ils avaient perdu leur lumière; entre-temps, ils avaient été initiés à une nouvelle réalité de l'esclavage." p 144-145

"En revanche, ignorer les visiteurs était une entreprise qui demandait davantage d'efforts. Les enfants tapaient à la vitre ,montraient du doigt les spécimens de façon irrespectueuse, les faisaient sursauter alors qu'elles faisaient semblant de démêler des noeuds de marin. Parfois, les spectateurs de leur pantomime hurlaient des commentaires qu'elles ne distingueaient pas clairement mais qui avaient tout l'air d'insinuations salaces." p 148

"Certes, le travail d'esclave consistait parfois à tisser du fil, mais c'était exceptionnel. Aucune esclave n'était tombée raide morte à son rouet, ou n'avait été massacrée pour un tissage emmêlé. Mais personne ne voulait l'entendre. Assurément pas les monstres blancs qui se pressaient derrière la vitrine à cet instant, collant leurs mufles gras contre le verre, ricanant et criaillant. La vérité était une vitrine régulièrement redécorée, manipulée par des mains invisibles dès qu'on tournait le dos, aguichante et toujours hors de portée." p 155

"Les Blancs étaient venus sur cette terre pour prendre un nouveau départ et échapper à la tyrannie de leurs maîtres, tout comme les Noirs libres avaient fui les leurs. Mais ces idéaux qu'ils revendiquaient pour eux mêmes, ils les refusaient aux autres." p 155

"Elle haïssait ce grotesque spectacle esclavagiste et préférait en finir le plus tôt possible. [...] Sa récente installation au musée la ramenait aux sillons de Géorgie, et les regards bêtes et béats des visiteurs l'arrachaient à sa liberté pour la réduire au statut d'objet exhibé." p 166

"Les nouvelles lois raciales interdisaient aux hommes et femmes de couleur de poser le pied en Caroline du Nord. Les affranchis qui refusèrent de quitter leur terre furent chassés ou massacrés. Les vétérans des guerres indiennes gagnèrent des sommes rondelettes pour leur expertise mercenaire." p 216

"Le faubourg des Irlandais était-il semblable aux quartiers noirs de Caroline du Sud? Traverser une seule rue suffisait parfois à modifier la façon de parler des gens, à déterminer la taille et l'état de leurs maisons, l'ampleur et la nature de leurs rêves. Dans les plantations, les Blancs sans le sou succédaient désormais aux Noirs sans le sou, sauf qu'à la fin de la semaine les Blancs n'étaient plus sans le sou. Contrairement à leurs frères plus foncés, ils pouvaient racheter leur contrat avec leur salaire et commencer un nouveau chapitre de leur vie." p 223

mardi 21 novembre 2017

Jeune trentenaire au bord de la crise de nerfs : "Jeune Femme", un premier film réussi

Jeune Femme est le premier film d'une jeune réalisatrice française, Leonor Serraille, qui raconte les déboires d'une jeune trentenaire fragile et paumée dans la capitale. Le film a reçu la Caméra d'Or lors du festival de Cannes 2017. Vu il y a deux semaines déjà, j'ai trouvé que c'était un film bouleversant.


Une jeune trentenaire fragile psychologiquement se retrouve livrée à elle même

Le film s'ouvre sur le visage de Paula, jeune trentenaire en pleine crise d'hystérie qui se retrouve à l'hôpital après s'être volontairement explosée la tête contre la porte de son petit ami qui vient apparemment de la mettre à la porte. Seule, désemparée, elle a du mal à trouver ses mots face au médecin qui l'interroge.
Dès les premières minutes, on sent sa vulnérabilité et sa sincérité. En colère, désemparée par le rejet de son compagnon, elle se dit incapable de s'en sortir seule à Paris, ville qu'elle ne connait pas puisqu'elle vivait à l'étranger. En piteux état et au bord de la maladie psychique, elle tente tout de même de se débrouiller pour trouver un petit boulot et un logement.

Petit à petit on en apprend plus sur cette jeune femme qui a vécu pendant de nombreuses années en Amérique du Sud aux crochets d'un célèbre photographe plus âgé qu'elle a suivit très jeune et pour qui elle servait de muse. Fille unique, Paula a perdu son père et a coupé les ponts avec sa mère. Dès le début du film, elle se présente comme seule, sans le sou, orpheline, incapable de s'en sortir toute seule. Elle trimbale partout le chat de son ex, comme une sorte de caution, un lien qu'elle ne parvint à rompre, son unique confident.


 La femme-enfant en quête de son indépendance

Au fil de ses déambulations et de ses tentatives pour s'en sortir, elle rencontre des personnages attachants, comme cette fille qu'elle croise dans le métro et qui se prend d'affection pour elle la confondant avec quelqu'un d'autre. Ou cette gamine farouche qu'elle va garder. Ou ce vigile du centre commercial avec qui elle se lie d'amitié. Des rencontres qui la font se sentir plus forte pour affronter la vie active à laquelle elle n'a jamais vraiment été confrontée. Tout doucement, Paula va gagner en indépendance, apprendre à se détacher de l'emprise de son ex-compagnon et réussir à faire ses propres choix.


La force du film réside dans la très juste interprétation de Laetitia Dosch : hyper naturelle, entière, directe, sincère et très sensible, elle parvient à montrer avec délicatesse et subtilité les fêlures de son personnage. Dès fois pénible, puérile voire limite "folle", d'autres fois très touchante et sincère, Paula ne nous laisse pas indifférents.

Jeune Femme, c'est un film sur une fille fragile, plutôt instable psychologiquement, mais qui parvient à se raccrocher à de petites choses pour s'en sortir. C'est le parcours d'une femme-enfant dépendante d’autrui qui parvint, tout doucement et tardivement, à prendre son envol. C'est aussi l'histoire d'une relation amoureuse toxique, de manipulation psychologique. Enfin, c'est une histoire sur l'entraide, et l'insertion.


Dans l'ensemble, j'ai bien aimé ce film qui dresse le portrait touchant d'une jeune trentenaire hyper sensible, même si certaines scènes de ses crises, filmées en gros plan au début du film, m'ont quelque peu géné. L'histoire est poignante, tantôt triste, tantôt optimiste et le tout est filmé avec délicatesse et tendresse et la réalisatrice parvient tout au long du film à garder un certain dynamisme. De plus, tous les personnages sont justement interprétés, notamment  Laetita Dosch qui crève l'écran.

Jeune femme / film français de Léonor Serraille, avec Laetitia Dosch, Grégoire Monsaingeon, Souleymane Seye Ndiaye. - sortie le 01/11/2017 (durée 1h37)
Caméra d'Or, Festival de Cannes 2017