vendredi 27 août 2021

L'île des âmes : Un polar sarde tellurique original

Parmi mes lectures d'été il y eut cet étonnant roman policier de Piergiorgio Pulixi. Auteur italien de romans noirs, c'est son premier livre traduit en français aux éditions Gallmeister . Une maison d'édition que j'aime beaucoup qui fait généralement découvrir les grands espaces américains mais s'ouvre dorénavant aux cultures des autres pays. J'adore notamment les jolies couvertures colorées de leurs livres. C'est d'ailleurs la superbe couverture de ce roman qui m'a tapée dans l'oeil !

Un meurtre horrible et mystérieux a lieu en Sardaigne et deux enquêtrices que tout oppose sont amenées à travailler ensemble. Cela pourrait nous faire penser à un roman policier des plus classiques mais ce n'est pas le cas.  

photo pixabay


La Sardaigne comme cadre et comme personnage à part entière

L'auteur décrit avec émotion et en connaissance de cause (puisqu'il est sarde) la Sardaigne de l'intérieur, avec ses montagnes, ses forêts, ses maquis, ses lieux de cultes ancestraux et fascinants, les Nuraghe, qui sont ici des scènes d'horribles crimes.
Mais l'ambiance se veut aussi chaleureuse en plus de mystérieuse avec aussi la mer et les plages. Et c'est sans compter le poids des traditions, des silences, de la famille et des secrets.
Les descriptions de paysages, de la culture sarde ainsi que les dialogues entre les personnes du "cru" sont souvent entrecoupés de mots typiquement sardes.
"Dans les hameaux de l'arrière-pays sarde, sa oghe de Deu, la cloche scandait encore les étapes fondamentales des habitants..." (p 67)
Ainsi, chaque page est imprégnée de l’atmosphère particulière de l'île italienne. La Sardaigne apparaît ici comme un personnage à part entière.
On est véritablement immergé dans cette "île des âmes", cette terre aux croyances ancestrales... 

photo de nuraghe sarde by Wikimedia Commons


Les personnages? 

Mara Rais, une policière sarde aux réparties cinglantes et aux tenues pimpantes, mère d'une petite fille et fraîchement séparée se retrouve aux "affaires classées "qui tente de faire bonne figure...
Eva Croce, une milanaise aux tenues gothiques, brillante profiler, fraichement mutée à Cagliari suite à une bavure. Elle tente de se reconstruire après un passé très douloureux.
Barrali, un inspecteur proche de la retraite qui se bat contre un cancer. Il est obsédé par des affaires de meurtres non résolues datant d'il y a trente ans, des meurtres rituels où les victimes étaient mises en scènes dans des lieux sacrés, affublées de masques ancestraux et de peaux de bêtes le jour de sa die de mortos (le jour des morts).
Un clan vivant en autarcie selon des lois ancestrales au fin fond de la campagne sarde dans la Bargagia supérieure.
Voici pour les plus importants, bien qu'il y ait foule de personnages secondaires, tous ayant leur importance dans le déroulement de l'histoire.

C'est alors qu'a lieu le meurtre sauvage d'une jeune femme disparue qui porte d'étranges similitudes avec les crimes anciens jamais élucidés. S'en suit une enquête qui patauge, une énigme qui poussent les enquêteurs dans leurs retranchements.

Un roman sociologique, psychologique et tellurique

La psychologie des personnages est savamment étudiée et dévoilée sporadiquement, avec beaucoup de subtilité.
Les chapitres suivent successivement les avancées de Mara, Eva, Barrali, le clan ancestral et quelques autres personnages, nous plongeant dans leurs pensées et dans leur passé nous permettant ainsi de mieux les cerner et d'essayer de faire le lien entre les différents protagonistes.

J'ai lu ce polar tellurique avec beaucoup d'attention. C'est un roman policier qui s'intéresse davantage au cheminement des enquêteurs qu'à l'enquête elle-même. L'histoire est bien construite, richement  documentée sur les cultures ancestrales.

C'est un roman qui aborde également d'autres sujets comme le poids du passé, l'héritage culturel, l'émancipation, etc.

Il n'y a pas de rebondissement spectaculaire et la fin m'a semblée comme suspendue. Cependant, j'ai trouvé que ce polar était fort original, bien écrit, intriguant invitant à la réflexion.
Pulixi signe un très bon roman noir ethno-psychologique.

Quelques citations :

"Eva se laissa aller à penser que certaines personnes étaient des digues. Mais pas dans une acception négative. Des digues qui, d'un regard, d'un mot ou même par leur simple présence, te permettaient de te glisser dans ton propre torrent existentiel, sans débordement, sans qu'un élan sentimental soudain te submerge d'un trop-plein de vie, de coeur, de larmes. Des digues/ Pour que le courant ne perde pas de sa force. Des digues. Pour garder le regard fixé vers l'horizon de ses désirs." p 67.

"Toutes les affaires d'homicides ne sont pas identiques. Certaines te collent à la peau pour toujours. Tu les portes en toi comme des cicatrices. Au bout de quelques années, elles cessent de te faire mal et tu n'y prête plus attention. Elles deviennent une partie de toi. Le tissu cicatriciel s'atténue au point que tu finis par ignorer sa présence. Mais il suffit d'un détail, d'une odeur, d'un regard ou d'un mot pour réinfecter la plaie, pour rouvrir la boîte de Pandore que tous les enquêteurs ou presque gardent en eux, laissant libre cours à des souvenirs corrosifs et à une culpabilité aussi sournoise que des parasites intestinaux." p 427

"[...] Moi je crois plutôt que l'homicide brise un équilibre vital, et que si cet équilibre n'est pas rétabli d'une manière ou d'une autre, le défaut de justice crée des ondes chaotiques qui se répercutent sur nos vies à tous : policiers et victimes. Le mal qui n'est pas cautérisé génère un mal nouveau, dans une spirale infinie."p 429