mercredi 26 octobre 2016

Willy 1er : un beau film d'apprentissage tendre et burlesque à la fois triste et optimiste

Voici un petit film français intelligent et plein d'humanité. Willy 1er  se distingue par deux aspects :
1/ C'est le premier long métrage réalisé par une bande de quatre copains issus de l'école de cinéma de Luc Besson et c'est donc une réalisation à 8 mains, ce qui est peu commun.
2/ C'est un film inspiré de la vie de Daniel Vannet qui interprète ici son propre rôle ! Cet homme de 50 ans a perdu son travail il y a quelques années et n'en retrouvait pas, notamment faute de savoir lire et écrire. Il décida alors de faire cet apprentissage à 50 ans pour retrouver du travail et une vie sociale. Touchés par sa démarche, les quatre réalisateurs l'avaient déjà sollicité pour jouer dans un court-métrage et avaient été bluffés par son interprétation. Aussi, ils ont tout de suite penser à lui pour l'interprétation de Willy dans une histoire qui diffère quand même pas mal de la sienne. (plus d'infos ici)


L'histoire :

Willy est un gros bonhomme de 50 ans qui vit toujours chez ses parents dans une ferme de Normandie. Ses journées se déroulent entre son travail d'employé communal saisonnier souffleur de feuilles et le temps qu'il passe avec son jumeau Michel à la maison. Une routine qui lui convient parfaitement. Mais un jour, son frère adoré est retrouvé mort. Ses parents, âgés, souhaitent alors placer Willy dans un centre spécialisé. En effet, Willy est ce qu'on appelle un "inadapté". Pourtant, il est plutôt intelligent et débrouillard mais il a cette naïveté, cette crédulité qu'ont les enfants. De plus, il n'a jamais été autonome. Willy refuse catégoriquement d'être placé en institution. En colère, blessé et triste, il part seul pour la ville voisine, Caudebec en disant à ses parents : “À Caudebec, j’irai. Un appartement, j’en aurai un. Des copains, j’en aurai. Et j’vous emmerde !”


Bien décidé à gagner son autonomie, Willy entreprend ce périple avec l'aide de sa curatrice (interprétée ici par Noémie Lvovsky, seule tête connue du film).

Bande-annonce :


Dès la bande-annonce, ce film m'a fait penser à l'émouvant petit film islandais L'histoire du géant timide, vu en février. Là aussi c'était l'histoire d'un gros bonhomme vieux garçon un peu pataud qui partait à la découverte de la vie. D'ailleurs, on retrouve pas mal de thèmes communs aux deux films : une certaine naïveté, la routine rassurante, la solitude...

Dans Willy 1er s'alternent des scènes tantôt drôles par leur incongruité et leur naïveté, tantôt poignantes par leur douceur et leur humanité. J'ai été touchée aussi par quelques passages émouvants et poétiques, comme cette superbe scène où Willy s'assoie en caleçon sur son lit et fait marcher sa berceuse lumineuse d'enfant, les dauphins défilant ensuite sur son visage.


Les réalisateurs évitent le malaise en filmant leur personnage principal avec beaucoup d’empathie. Certaines scènes, cocasses, restent drôles sans se moquer vraiment. Ils font également ressortir avec justesse ce petit coté kitch des campagnes, tellement réaliste, qui nous semble à la fois drôle et touchant !

Cependant, sous ses airs naïfs et bon enfant, Willy 1er est un film assez nostalgique et triste qui aborde des sujets difficiles comme la mort, le souvenir très fort des disparus, leur présence tacite à nos cotés. Le film parle aussi de solitude, des différences et des moqueries et discriminations que celles-ci peuvent susciter. Enfin c'est un film qui aborde la misère rurale et sociale.


Willy 1er est également un film plein d'espoir, qui montre qu'avoir des rêves et faire preuve de pugnacité font avancer dans la vie. Pour Willy, son rêve c'est de vivre en autonomie à Caudebec. Pour son collègue de travail, c'est partir vivre en Allemagne. Willy a cette volonté tenace de s’intégrer malgré les brimades et les humiliations, quitte à marcher 9 km à pied pour se rendre à son travail et à se faire des amis à n'importe quel prix. Raison de plus pour être admiratif de son courage et de sa détermination pour parvenir à son autonomie malgré les embûches.


Sans rentrer dans la case de la comédie naïve, ce film est fort car il porte un regard lucide et intelligent sur Willy et sur la société en général. On sent tout au long du film la fragilité du personnage, Willy pouvant déraper à tout moment, sous mauvaise influence ou sous tension. Pour résumer, je dirai que Willy 1er est un film d'apprentissage, à la fois triste et optimiste.

Willy 1er est un film réussi grâce, bien sûr, à la qualité de ses acteurs mais également à une réalisation soignée, à un bon rythme, ni trop lent ni trop rapide, qui fait qu'on ne s'ennuie pas un instant. De plus, j'ai bien aimé les musiques qui collent vraiment bien avec l'histoire. Il y a pas mal de titres populaires, de belles chansons qui datent un peu mais qui trouvent du sens dans ce film (Serge Reggiani, Carole Arnaud, Michael Raitner).

Willy 1er a été récompensé au festival de Deauville 2016 (1er prix), au festival international du film culte de Trouville (1er prix) et a été nommé au festival de Cannes 2016.

Willy 1er / film français réalisé par Hugo P. Thomas, Marielle Gautier, Ludovic & Zoran Boukherma, avec Daniel Vannet, Noémie Lvovsky, Romain Léger, etc. Sortie en salle le 19 octobre 2016

vendredi 14 octobre 2016

"Miss Peregrine et les enfants particuliers" : le retour du grand Tim Burton pour cette adaptation réussie d'une fable fantastique

Tim Burton revient à son style gothique, sombre et légèrement décalé après quelques années où il s'essaya à d'autres styles (le bioptic romancé mais plutôt réussi Big Eyes , Dark Shadows, un énième film avec Johnny Deep quelque peu décevant, le très hollywoodien Alice au Pays des merveilles...)Il adapte ici un roman écrit par Ransom Riggs, Miss Peregrine et les enfants particuliers. Ce livre publié en 2011 fait partie d'une trilogie dont le troisième tome va sortir dans les prochains mois. Après avoir vu le film, on comprend pourquoi ce récit a inspiré Tim Burton : il s'agit d'une histoire qui se déroule entre passé et présent, une intrigue qui nous transporte entre réalité et monde fantastique, avec ces fameux "enfants particuliers" ainsi que des créatures effrayantes. Lui (Tim Burton) qui aime tant faire de personnages marginaux ses héros ne pouvait qu'être inspiré par cette histoire ! On pourrait croire que ce livre a été écrit pour lui.


Je n'ai pas lu le roman mais il parait que le film lui est plutôt fidèle, avec bien sûr, une touche très "burtonienne"! On retrouve en effet l'univers gothique du réalisateur comprenant des êtres maléfiques, des squelettes, des monstres effrayants, le tout avec une touche de burlesque. C'est toutefois un film bien plus sombre que ne le laisse présager la bande-annonce.


L'histoire débute en 2016, en Floride. Jacob, un adolescent, va à la rescousse de son grand-père qui perd un peu la boule. Mais, quand il arrive sur place, il trouve l'appartement ravagé et son grand-père presque mort... Choqué, attristé et hanté par des visions qu'il pense avoir eues ce soir là, il est suivi par une psychologue. C'est en retrouvant une vieille lettre écrite par son grand-père ainsi que quelques photos en noir et blanc que Jacob se remémore les histoires fantastiques qu'il lui racontait lorsqu'il était petit. Dès lors, il souhaite en savoir plus sur le passé mystérieux de son aïeul et finit par convaincre son père de l'emmener sur l' île galloise où vécu son grand-père quand il était petit.

Il se rend alors à l'orphelinat, désormais en ruines, où vivait 60 ans plus tôt son Grand' Pa. Jacob y rencontre toute une bande de gamins étranges ainsi que la responsable du lieu, une certaine Miss Peregrine. Tous ressemblent comme deux gouttes d'eau aux personnes sur les photographies de son grand-père... d'il y a 60 ans ! Ils n'ont effectivement pas pris une ride. Et pour cause, ils sont coincés dans une boucle temporelle depuis tout ce temps. D'ailleurs, l'orphelinat est passé subitement de ruine à un somptueux château et Jacob va aller de surprises en surprises. C'est à partir de ce moment que la réalité côtoie le fantastique, que le passé se mélange au présent. 


Ces orphelins sortent de l'ordinaire, c'est le moins qu'on puisse dire. On a un gamin invisible, une fille pyromane malgré elle, une autre plus légère que l'air, un ado ténébreux capable de recréer la vie (Là, on pense indéniablement à Frankenweeny !), une fillette dotée d'une force étonnante, une autre capable de faire pousser les plantes à toute vitesse, un garçon ruche vivante.... Autant de handicaps que miss Peregrine leur a appris à considérer comme des forces. Superbement interprétée par Eva Green, cette bonne fée mystérieuse au look gothique est à la fois la gardienne des lieux, la gardienne du temps et la gardienne des enfants. Elle tient son nom de l'oiseau (Peregrine signifie faucon pèlerin en anglais) car elle peut se transformer en rapace.


Chaque jour, la petite troupe revit paisiblement et indéniablement la même journée, faisant les mêmes gestes aux mêmes horaires et, juste avant que leur destin ne vacille, miss Peregrine remonte le temps préservant ainsi son paisible petit monde fantastique dans sa "boucle" temporelle.

Jacob va découvrir pourquoi les enfants particuliers sont coincés dans des boucles temporelles et, progressivement, il va en apprendre davantage sur le passé de son grand-père. De plus, lui qui se croit si normal et banal va bientôt se rendre compte qu'il est lui aussi "particulier"...


Cependant, une menace pèse sur la "boucle" protectrice et ses habitants. Un sorcier fou, ses copains morts-vivants et d'autres créatures maléfiques cherchent à trouver ces cachettes temporelles pour capturer les enfants particuliers, et ce pour assurer leur propre survie... L'ambiance devient alors très sombre, à la fois effrayante et magique. Les monstres sont vraiment effrayants, mention spéciale pour Samuel Lee Jackson qui est bien flippant en vieux savant mort-vivant.


On est vite embarqué dans cette histoire de voyage dans le temps, de boucle, de créatures fantastiques. Tout part de vieilles photos sépia qui prennent subitement vie. Les personnages sont hauts en couleurs et justement interprétés. On ne peut s’empêcher de penser à Harry Potter lorsqu'on suit les aventures de ce jeune ado découvrant un monde fantastique, se posant des questions sur ses origines, vivant ses premiers émois... Et ces enfants aux pouvoirs particuliers ne sont pas sans nous évoquer les X-Men... Mais la comparaison s'arrête là, l'ambiance gothique de Tim Burton prenant le reçu. La réalisation est soignée, rythmée et colorée.

Miss Pérégrine et les enfants particuliers est une fable fantastique sur le passage de l'enfance à l'âge adulte, sur les angoisses, la lutte contre des démons.
C'est un bon film au charme gothique, souvent lugubre et morbide mais aussi drôle et burlesque. L'ambiance est étrange, sombre, poétique et magique. Et on se laisse embarquer avec plaisir dans cet univers à la Burton qui nous avait tant manqué !

Miss Peregrine et les enfants particuliers / film américain réalisé par Tim Burton, avec Eva Green, Asa Butterfield, Samuel Lee Jackson, etc. - D'après le livre de Ramson Riggs. - Sortie le 5 octobre 2016.


mardi 11 octobre 2016

"Chanson douce" : dans la tête d'une nounou tueuse. Un roman captivant et effrayant

Voici un des best-seller de cette rentrée littéraire, Chanson douce de la jeune et talentueuse auteur Leïla Slimani.
Dès les premières lignes, on est saisi d'effroi : deux jeunes enfants sont retrouvés morts au domicile de leurs parents et leur nounou a tenté de se suicider. Mais qu'a t'il donc bien pu se passer dans la tête de cette femme décrite comme très douce et professionnelle? Comment peut-on faire du mal à des enfants? C'est ce que va tenter d'expliquer l'auteur durant les deux-cents pages suivantes. De manière tout-a-fait captivante, elle va raconter le quotidien de ce jeune couple et de cette nounou particulière, nous plongeant dans leur intimité, partageant leurs plus sombres pensées, semant tout au long du roman divers indices qui amenèrent au drame. Bien que l'on connaisse l'issue dramatique de l'histoire dès le début, on est captivé par ce récit qui nous pousse à comprendre les causes d'un tel geste.


L'histoire :

Myriam et Paul sont un jeune couple déjà parents de deux enfants en bas âge. Myriam, qui rêvait de devenir une brillante avocate, a laissé de coté son parcours professionnel pour élever ses enfants et déprime dorénavant à rester à la maison en tant que femme au foyer. Un jour, elle croise un ancien camarade de promo qui lui propose de reprendre le barreau au sein de son cabinet d'avocats. Elle est surexcitée par cette proposition, mais son conjoint est par contre beaucoup plus réticent. Tous deux appréhendent en effet de laisser leurs enfants sous la responsabilité d'une autre personne. Ils se mettent cependant en quête d'une nourrice et, après plusieurs entretiens, tombent sur la perle rare. Elle s'appelle Louise, petite blonde frêle dans la quarantaine à la fois douce et forte, super efficace, patiente, organisée et appréciée des enfants. Pas de doute, ce sera elle!

Dès les premiers jours, Louise sort de son rôle de nounou pour s'occuper du rangement, du ménage, du linge, préparer de bons petits plats... elle se montre vite indispensable au couple qui finit par se reposer entièrement sur elle. C'est un véritable soulagement pour Myriam et Paul qui peuvent se consacrer entièrement à leurs carrières professionnelles, recommencer à sortir, à profiter de la vie, sans avoir à s'occuper de l'entretien de leur appartement ni de leurs enfants qu'ils voient d'ailleurs de moins en moins...
Mais, progressivement la présence de Louise se fait de plus en plus oppressante, voir menaçante. Elle ne vit que pour son travail, pour cette famille dont elle s'occupe, au point de ne plus supporter d'être séparée d'eux. Et un retour en arrière semble quasiment impossible pour ce jeune couple tiraillé entre confort, ambition et culpabilité.
Au gré des pages, on constate des fêlures dans la carapace de cette bonne fée et l'auteur décrit brillamment les mécanismes psychiques qui vont l'amener à commettre l'irréparable.  Alternant les pensées de Louise, de Myriam et de Paul, ainsi que celles de quelques personnes de leur entourage, décortiquant la psychologie de ses personnages, Leila Slimani raconte avec beaucoup de justesse et sans parti pris les circonstances qui ont précédé le drame.

Chanson douce est un roman qui interroge sur nos modes de vie contemporains, notamment la conciliation souvent difficile entre le rôle de parent et l'ambition professionnelle, la volonté de remplir sans cesse nos vies au risque de passer à coté de l'essentiel et de nos proches. Ce roman met le doigt sur différents maux de notre société, comme la solitude et les carences affectives, les différences sociales, les frustrations, les troubles psychologiques, l’indifférence plus ou moins prononcée à l'égard des personnes que l'on côtoie pourtant tous les jours... 
Leila Slimani parvient à montrer à travers de menus faits et gestes quotidiens, de remarques désinvoltes, la montée d'une terrible menace. Avec une écriture sobre, précise, à la fois tendre et désinvolte, directe et crue par moment, poétique et métaphorique à d'autres, elle décrit sans fourniture et avec pudeur le quotidien de petites gens, les méandres psychologiques de ses personnages et nous tient en haleine durant tout le roman.
Elle parvint à faire d'un fait divers sordide un véritable thriller psychologique. Un livre palpitant lu en un week-end, qui laisse toutefois un sentiment de malaise.

Chanson douce / Leïla Slimani . - (NRF) Gallimard, 2016

Citations :

Myriam : "Nous ne serons heureux, se dit-elle alors, que lorsque nous n'aurons plus besoin les uns des autres. Quand nous pourrons vivre une vie à nous, une vie qui nous appartienne, qui ne regarde pas les autres. Quand nous serons libres." p.45

"Louise attend. Elle les regarde comme on étudie l'agonie d'un poisson à peine péché, les ouïes en sang, le corps secoué de convulsions. Le poisson qui frétille sur le sol du bateau, qui tête l'air de sa bouche épuisée, qui n'a aucune chance de s'en sortir." p.50

"Myriam lui promet de reprendre les choses en main. Elle qui est si rigide, si droite, s'en veut de ne pas l'avoir fait avant. Elle va parler à Louise, remettre les choses au clair. Elle est à la fois gênée et secrètement ravie que Louise s'astreigne à de telles tâches ménagères, qu'elle accomplisse ce qu'elle ne lui a jamais demandé." p.61

"Elle [Louise] voudrait les retenir, s'accrocher à eux, gratter de ses ongles le sol en pierre. Elle voudrait les mettre sous cloche, comme deux danseurs figés et souriants, collés au socle d'une boîte de musique. Elle se dit qu'elle pourrait les contempler des heures sans se lasser jamais. Qu'elle se contenterait de les regarder vivre, d'agir dans l'ombre pour que tout soit parfait, que la mécanique jamais ne s'enraie. Elle a l'intime conviction à présent, la conviction brûlante et douloureuse que son bonheur leur appartient. Qu'elle est à eux et qu'ils sont à elle." p 81

"Louise est un soldat. Elle avance, coûte que coûte, comme une bête, comme un chien à qui de méchants enfants auraient briser les pattes." p 91

Wafa: " Tu vois, tout se retourne et tout s'inverse. Son enfance et ma vieillesse. Ma jeunesse et sa vie d'homme. Le destin est vicieux comme un reptile, il s'arrange toujours pour nous pousser du mauvais côté de la rampe." p 117

Paul: "Il imagine son appartement comme un aquarium envahi d'algue pourrissantes, une fosse où l'air ne circulerait plus, où des animaux à la fourrure pelée tourneraient en rond en râlant." p 134

"Ils réagissent comme des enfants gâtés, des chats domestiques". p 135

"Bien sûr, il suffirait d'y mettre fin, de tout arrêter là. Mais Louise a les clés de chez eux, elle sait tout, elle s'est incrustée dans leur vie si profondément qu'elle semble maintenant impossilbe à déloger. Ils la repousseront et elle reviendra." p 175

"Elle [Louise] en pleurerait, de ce regard qu'ils lui lancent parfois, cherchant son approbation ou son aide. [...] Elle voudrait voir avec leurs yeux quand ils regardent quelque chose pour la première fois, quand ils comprennent la logique d'une mécanique, qu'ils en espèrent l'infinie répétition sans jamais penser, à l'avance, à la lassitude qui viendra." p 211

jeudi 6 octobre 2016

"Landfall" : un roman puissant, magnifique et captivant sur le destin de deux jeunes filles après le passage de l'ouragan Katrina

Voici un formidable roman, intelligent, bien ficelé et passionnant écrit par l'américaine Ellen Urbani. Lanfall est son deuxième livre et il a quelque chose du chef-d'oeuvre tellement il est bien construit, intéressant et poignant.


L'histoire se passe en Louisiane, en 2005, quelques jours seulement après le passage du terrible ouragan Katrina qui ravagea toute cette région dans le sud des Etats-Unis. Rose et sa mère décident d'amener des vêtements neufs aux victimes de l'ouragan à la Nouvelle-Orléans mais, sur la route, elles se disputent et ont un terrible accident heurtant mortellement une jeune fille. Désormais orpheline, rongée par le remord et refusant que cette jeune femme sombre dans l'oubli, Rose part sur les traces de la victime. Elle se lance alors dans une véritable enquête allant de rencontre en rencontre pour essayer de comprendre qui était la jeune fille et comment elle arriva sur le bord de cette route qui lui fut fatale.
Rose va se découvrir de nombreux points communs avec la jeune disparue : toutes deux ont le même âge, (18 ans), quasiment le même prénom (Rose et Rosy), toutes deux vivaient avec leur mère et ont appris à se débrouiller seules, forgeant ainsi leur tempérament courageux et déterminé.  Mais elles s'opposent aussi par plusieurs aspects : leur couleur de peau tout d'abord, Rose est blanche et Rosy noire, leur relation avec leur mère, Rose ayant relation plutôt retenue avec sa mère Gertrude, Rosy une relation très fusionnelle avec Cilla. Rose et Rosy semblent être comme les deux faces d'une même pièce, l'une semblant être l'alter-égo de l'autre...

L'auteur décrit avec beaucoup de réalisme et d'humanité la vie des habitants de Louisiane avant, pendant et après le passage de l'ouragan. Cette population du Sud essentiellement noire et pauvre fut doublement victime de ce chaos climatique. D'abord les habitants subirent de plein fouet le terrible vent, les chutes d'eau abondantes et les inondations noyant des villages entiers, entraînant la destruction des maisons, des routes, les privant d'électricité, d'eau potable, de nourriture. S'ajoute à ce paysage de désolation les nombreux blessés, les disparus et les morts flottant dans les rues inondées... Mais on connait moins la "face cachée" de la catastrophe, le "après Katrina". Attendant d'être secourus, les habitants se rendent vite compte qu'ils sont seuls, abandonnés par les services publics, condamnés à lutter pour leur survie, la solidarité du début faisant place au "chacun pour soi". Les préjugés et le racisme, les inégalités sociales et la dénuement total de la population, l'absence de coordination des secours et le manque de soutien du gouvernement, tout cela entraîna un sentiment d'abandon et eut pour conséquence des troubles civils et des heurts avec la police. Ce deuxième effet de l'ouragan Katrina dont on a moins entendu parler est très justement retranscrit dans ce roman.

Alternant les récits de Rose au présent avec des passages retraçant les derniers moments de la vie de Rosy, les mélangeant avec leurs souvenirs d'enfances respectifs ainsi qu'avec le passé de leurs mères, l'auteur dresse de manière fort subtile les portraits psychologiques de ces quatre femmes à la fois fortes et fragiles. D'ailleurs, tout au long du récit, la plupart des personnages, essentiellement féminins, sont décrits avec beaucoup d'empathie,  ce qui en fait un récit très émouvant.

Enfin, Landfall est un roman captivant, l'auteur aiguisant habilement notre curiosité. En partant d'une situation dramatique que l'on découvre dès les premières pages, elle révèle au compte-goutte les informations nous permettant de comprendre comment les deux jeunes femmes en sont arrivées là, mêlant les souvenirs des unes et des autres, soulevant sans cesse de nouvelles questions. Le suspens est bien dosé, la construction du récit intelligente et l'histoire très bien documentée (à la fin du livre, l'auteur présente d'ailleurs toutes les sources qui l'ont aidé à la rédaction de ce roman). Bref, tout cela fait qu'il est très difficile de lâcher ce roman une fois qu'on est plongé dedans! Et, une fois la dernière page tournée, après avoir lu jusque tard dans la nuit et soufflée par l'issue du roman, j'ai eu envie de relire le livre pour en refaire son interprétation à la lumière de tous les indices auxquels je n'avais pas prêté attention !

Landfall / Ellen Urbani . - Gallmeister, mars 2016

>> NB : Ellen Urbani est spécialisée dans les traumatismes liés à la survie. Elle a notamment travaillé pour le département de la santé aux Etats-Unis et sur les répercussions émotionnelles dues à la maladie et aux catastrophes. On sent qu'elle connait bien son sujet tellement la description de la situation post ouragan est juste, tellement elle décrit avec empathie les sentiments de ces personnages, victimes d'un ou plusieurs traumatismes.

>> NB 2 : make landfall signifie "dévaster" dans le cas du passage d'un ouragan. Ici le titre est bien choisi puisque l'ouragan dévasta toute une région mais également les vies des principales protagonistes.

Quelques citations :

[Cilla] "Quand elle était chaussée, ils l'observaient avec méfiance, lui faisaient remarquer les tâches qu'elle avait manquées, glissaient la petite monnaie dans leur portefeuille. Quand elle était déchaussée, ils lui proposaient un verre d'eau, prenaient des nouvelles de sa fille. La présence d'une femme noire aux pieds nus dans leur maison nourrissait chez les résidents du Garden District un sentiment de confort héréditaire, atavique." p.30

[Rose]  "Elle avait simplement voulu prendre un nouveau départ. Recommencer à zéro. Faire ce qui devait être fait, et vite. Le faire avec force, sans s'effondrer, sans céder à l'émotion, comme sa mère lui avait appris. S'occuper l'esprit et les mains pour tenir, pour supporter la journée." p.128

[Rose] "L'idée, c'est qu'à n'importe quel moment, n'importe lequel d'entre nous pourrait $etre en train de faire quelque chose qui soit considéré un jour comme extraordinaie, et nous ne le savons même pas! On est juste en train de faire ce qui doit être fait pour que la journée passe, pour garder un bébé au chaud ou surmonter une tempête, et un jour quelqu'un en fait un livre, ou accroche notre création au mur d'un musée, et le monde entier la voit et s'en inspire !" p 177

[Rosy] "Je ne veux pas prier pour être protégée des dangers, mais pour avoir la force de les affronter. Je ne veux pas supplier pour que cesse ma douleur mais pour avoir le courage de la surmonter"