mercredi 18 mai 2016

"La petite barbare" : magnifique roman coup de poing sur les dérives d'une adolescente

La petite barbare est le premier roman d'Astrid Manfredi, sorti lors de la rentrée littéraire 2015. Superbement écrit, avec une prose à la fois vive et poétique, un style brut, "coup de poing", incisif, (voir quelques citations tout en bas pour se faire une idée) ce roman relate une histoire grave et tragique, inspirée de faits réels.


Dans une cité d' Ile-de-France, des adolescents terrorisent leurs paires par ennui, par souhait d'être les plus forts, d'être respectés et craints des autres, par goût de l'argent facile... Avec cet argent "sale", ils vont ensuite flamber sur les Champs-Elysées et deviennent les rois de la nuit. Prostitution, racket, vol, extorsion... ils repoussent sans cesse les limites jusqu'à commettre l'horreur totale...

La narratrice est une jeune femme de 23 ans qui vit ses derniers jours en prison. Elle raconte comment à 14 ans elle tombe sous la coupe d'un caïd des cités de deux ans son aîné, Esba, qu'elle admire et vénère et pour qui elle est prête à tout. Ce dernier fera d'elle un "appât" pour attirer leurs futures victimes ... Elle est alors exploitée, prostituée, mais elle s'en contente car cela lui permet d'avoir une place importante dans ce gang, de gagner beaucoup d'argent et d'avoir tout ce qu'elle souhaite.
Un jour, elle séduit puis "rabat" un jeune homme qui finira dans une cave, torturé pendant plusieurs jours par le gang, jusqu'à ce que mort s'en suive.

Au gré des pages, on suit le parcours d'une gamine des rues qui rêvait d'être une princesse, qui parvint à devenir reine de la nuit en reniant toute estime pour elle-même et pour les autres mais qui se brûlera les ailes.
La narratrice évoque en parallèle ses années de prison, l'isolement, le rêve de liberté, la solidarité entre détenues, la drague insistante du personnel masculin, le besoin d'être regardée autrement que comme une proie sexuelle, le désir de s'émanciper... C'est d'ailleurs à travers la lecture qu'elle parvint à s'évader. Elle est fasciné par L'amant de Marguerite Duras et rêve de vivre une grande histoire d'amour comme l'héroïne de ce roman.
Sous ses airs de "petite barbare" se cache une jeune femme romantique pleine de rêves et d'ambitions qui veut s'élever au dessus de la masse, ne pas se contenter d'avoir une vie médiocre. Elle rêve d'être libraire et de pouvoir jouir simplement des petits plaisirs de la vie.

La "petite barbare" porte un regard cynique sur la société de consommation, les différences sociales, l'hypocrisie politique, les rapports hommes-femmes, la médiocrité dont se contentent la plupart des gens. Sans se justifier sur les faits qui l'ont amené là où elle est aujourd'hui et ne laissant pas entrevoir de réels remords, elle exprime sa rage de vivre et son désir de se faire une place dans ce monde qui l'attend à sa sortie de prison.
Grâce à une écriture juste, vive et pertinente, on ne parvient pas vraiment à juger cette "petite barbare" même si on n'éprouve pas non plus de réelle empathie pour elle.

S'il n'en n'est nullement fait mention, on se rend vite compte que cette histoire est inspirée du terrible fait divers de 2006 où le "gang des barbares" appâta, séquestra et tortura pendant presque un mois un jeune homme juif. Il suffit de lire le résumé de l'affaire et les portraits des accusés ici  pour faire le parallèle avec les personnages de ce roman...

C'est une histoire terrible qui nous fait nous interroger : qu'est-ce-qui poussent de jeunes gens à commettre l'irréparable, à faire preuve de tant de cruauté? Comment une jeune fille insouciante peut se retrouver en prison pour association de malfaiteurs et non assistance à personne en danger? Il n'y a pas vraiment de réponse dans ce roman même si y sont abordés les clivages sociaux, l'envie et la jalousie, le manque de repères familiaux, le besoin de reconnaissance, l'influence de mauvaises fréquentations, le goût de l'argent facile... puis une spirale infernale dont il est difficile de sortir.

C'est un sujet difficile et sensible qui est abordé ici mais l'auteure le fait avec beaucoup de justesse, sans faire dans la morale ou dans les jugements précipités, sans tirer de conclusion hâtive, nous poussant à réfléchir, à nous interroger sur la société d'aujourd'hui. Le tout avec une écriture magnifique qui fait que j'ai dévoré ce petit roman !

La petite barbare / Astrid Manfredi . - Ed Belfond, 2015


Quelques citations pour se faire une idée :

"Nous ne sommes pas unis. L'argent nous sépare, il pousse en se foutant de l'égalité et distribue ses dividendes comme il l'entend. C'est lui le big boss. C'est comme ça. On vient d'où on vient. Moi, je ne viens de nulle part, ou alors du pays des filles à cheveux longs, bruns et lisses, des filles qui ne dialoguent qu'avec elles-mêmes parce qu'on ne peut compter que sur soi." p 35

"Nous envahirons les Champs de cette existence du pire que nous avons bâtie sans même qu'on nous regarde. Ils ont laissé la mauvaise herbe pousser sous leur discours de progressistes planqués et aujourd'hui, c'est le venin de l'herbe folle qui s'infiltre dans leur téléfilm." p.44

"J'ai seize ans. Sur ces trottoirs qui nous bannissent ma haine éclot comme une fleur sauvage, écarlate et douce. Dans son pistil névrotique et analphabète le souvenir des champs vierges, d'hommes unis autour d'une même parcelle d'horizon." p.44

"Oui, voilà ce que nous sommes, de grands fauves qui se gavent d'ultraviolence pour encaisser l'ineptie d'un monde fabriqué sans notre avis." p 53

"Nous sommes en montée permanente, nous sommes des architectes du futur et nous abolissons les frontières entre rêve et cauchemar sur notre fleuve sacrificiel, les Champs-Elysées éternels et pétrifiés dans le soleil couchant." p.72

"Nous sommes des décadents et voici notre irrémédiable apogée. La ville prend feu, les crédits brûlent les paumes des fauchés tandis que les ultranantis se paient des voyages dans l'espace ou investissent dans une résidence secondaire sur Mars par peur que ça pète et que des zombies affamés viennent un jour bouffer le gazon de leur terrain de golf." p.104

"Ceux là, ces types qui savent l'isolement des femmes et s'improvisent professionnels de la faille, ce sont les pires." p.124

"Marguerite, petite bonne femme enviée et chancelante, on te pille ta prose,  ton phrasé inaccessible et tes bouteilles de vin que tu n'aurais confié à personne." p. 133

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