vendredi 25 novembre 2016

Un roman émouvant, poétique et cynique qui interpelle sur l'aide humanitaire en Afrique

Paule Constant est une écrivain française qui a vécu sur les quatre continents et ça se sent dans ses romans. Dans Des chauves-souris, des singes et des hommes, l'histoire se passe au Congo. Elle porte un regard perspicace et critique sur ses personnages et on sent vraiment la chaleur et l'esprit africain entre les lignes. 
Le titre du livre fait penser à une fable innocente, et ça pourrait en être une effectivement, puisque dans ce roman sont retranscrits de manière un tantinet innocente et un poil fataliste les destins de plusieurs personnages qui portent tous des prénoms ou surnoms très littéraires. Cependant, l'histoire relatée ici n'a rien d'innocent et se fait le triste écho de notre actualité, sur bien des aspects.


L'histoire :

Olympe fait partie du peuple Boutoul, un peuple du Congo qui vit dans un grand dénuement et qui subsite grâce aux quelques richesses de la forêt proche. C'est une petite fille rejetée par sa tribu au prétexte qu'elle a interrompu une lignée de braves petits garçons. Elle erre seule dans son village et fait appel à son imagination pour s'occuper. Un jour, elle trouve un bébé chauve-souris qu'elle trimbale ensuite partout avec elle, comme son protégé, son animal de compagnie, son seul ami. On se prend vite d'affection pour cette fillette livrée à elle-même et on espère pour elle un destin heureux, malheureusement, dès le début l'auteure annonce que cette histoire est tout sauf optimiste.
Un jour, les jeunes garçons du village reviennent avec un gorille mort qu'ils disent avoir fièrement chassés. S'en suit une grande  fête et les voisins sont conviés pour partager ce festin. Mais, quelques heures plus tard, des petits enfants sont les premières victimes d'un mal étrange. La faute est alors rejetée sur Olympe et sa chauve-souris qui porteraient malheur... Ce peuple se réfugie en effet derrière d'ancestrales superstitions et une magie omniprésente pour expliquer leurs malheurs.

En parallèle, on suit le parcours d'Agrippine, religieuse et médecin du monde qui rejoint une communauté de soeurs en Afrique en vue de leur apporter son aide car elle ne supporte plus l'hypocrisie et la superficialité des occidentaux. Ces religieuses exercent dans des conditions dignes du début du vingtième siècle, c'est-à-dire dans un quasi dénuement, et tentent de mener tant bien que mal une campagne de vaccination envers la population boutoule.

Agrippine va rencontrer un étudiant en ethnologie - sociologie, Virgile, jeune idéaliste plein d'idées reçues et d'espoir pour le peuple africain, qui étudie notamment les maladies endémiques. Tous deux vont confronter leur vision de la médecine et de l'aide humanitaire.

Au fil des pages, on croise également Thomas, l'aide polyglotte, un chef d'entreprise mégalo, des primatologues occidentaux bien-pensants, etc.
Tous ces personnages vont se côtoyer, confrontant leurs points de vue très différents sur la médecine, sur l'Afrique et sur le monde en général.

A travers ce récit émouvant, Paule Constant dresse une sévère critique de la médecine humanitaire occidentale. Elle dénonce aussi les comportements passés et actuels des occidentaux ex-colonialistes vis à vis du peuple africain. Elle décrit avec justesse le choc des cultures et des civilisations entre une Afrique ancrée dans ses traditions, laissée pour compte, qui fait face à un monde occidental riche et féru de science, mais aussi hypocrite et condescendant.
Des chauves-souris, des singes et des hommes est un roman à la fois beau et triste, judicieusement bien écrit avec cette plume douce amère qui oscille entre cynisme, fatalité et poésie.

Alors je reconnais que certaines descriptions m'ont semblé quelques fois un peu longues et, surtout, par moment, j'ai eu du mal à comprendre où voulait en venir l'auteure à force de passer d'un personnage à l'autre. Il n'en reste pas moins que c'est un superbe roman, qui se lit finalement comme un thriller, le nom du coupable étant révélé seulement à la dernière phrase...
Ce livre m'a laissé un goût amer car c'est un récit dur et triste qui secoue et fait réfléchir. J'en suis sortie bouleversée.

L'auteure a écrit une douzaine de romans et a notamment reçu le prix Goncourt en 1998 pour le livre Confidence pour Confidence.

Des chauves-souris, des singes et des hommes  / Paule Constant, de l'académie Goncourt . - Gallimard (collection blanche), 2016

Quelques citations relevées au fil des pages pour se faire une idée du style de l'auteur :


"Olympe était un petit, tout petit contre-présage, l'infime accroc dans la toile sans défaut du destin exemplaire des Boutouls" p.20

"C'est toujours au moment où l'héroïne capitule que le sortilège s'impose, comme si, ayant abandonné toute résistance, elle laisse advenir ce qui doit être" p 15

"Entre gambade et cabriole, Olympe, papillonnante, bouleversait l'ordre des choses, accélérait le temps, brûlait les étapes." p 24

[Agrippine]" Depuis pas mal de temps, elle tournait dans le monde avec des ONG au gré des guerres et des épidémies, et quand elle reprenait pied en Europe, le dégoût la saisissait. C'était une civilisation à bout de course qui n'avait plus le souvenir de sa longue histoire et qui mettait ce qui lui restait de vitalité à défendre un individualisme borné"  p.29

[Virgile]"-Vous leur apportez les invendus des grandes puissances industrielles? Vous venez liquider en douce les surplus des consortiums pharmaceutiques? L'Afrique, poubelle du monde, la bonne conscience en prime." p 62

[Virgile] "La tante n'avait pas tort, tout cauchemar comporte sa part de vérité, tout fantasme repose sur une réalité, tout conte dit un secret qui nous concerne, toute argumentation folle déploie sa logique imparable, toute condamnation n'est pas forcément injuste, toute répression est fondée. Personne ne se trompe tout à fait mais personne n'a raison." p 86

"Pas de laboratoire, pas de diagnostique. Où étaient-il les grands professeurs de la Mégalo? En congrès à Atlanta? Où étaient les médecins qui devaient effectuer une visite par mois dans tous les dispensaires et qui n'étaient pas venus depuis deux ans? Praticiens hospitaliers dans une ville d'Europe? " p 127

"-C'est, maugréa Alex à l'intention d'Alice, comme si on empoisonnait la forêt, comme si notre sale civilisation ne pouvait s'empêcher en mettant son nez partout de détruire l'ordre de la nature." p 134

[Agrippine]"Si j'ouvrais un cabinet, je consulterais en souffrances refoulées, celles que nous logeons dans le secret de nos corps pour nous rappeler une angoisse négligée, une colère oubliée. Il n'y a pas que les saints pour porter des stigmates, nos chagrins creusent dans nos chairs de profonds blessures et nos plaintes retenues s'échappent en cris sauvages." p 163

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