jeudi 26 janvier 2017

L'insouciance de l'enfance balayée par la barbarie des hommes : Petit Pays, un magnifique roman mélancolique et bouleversant.

Voici un autre succès de la dernière rentrée littéraire. L'auteur, Gaël Faye, né en 1982 au Burundi livre avec Petit Pays un magnifique roman inspiré de son enfance, bien qu'il se défend d'avoir écrit une histoire autobiographique.


Le petit pays en question, c'est donc le Burundi, coincé entre le Congo, la Tanzanie et le Rwanda. Un pays au régime instable qui  n'avait encore jamais connu la démocratie en 1993.

Un roman sur la fin de l'enfance

La première partie du livre relate l'enfance de Gabriel avec ce qu'elle compte d'innocence et d'insouciance. Un enfant de 10 ans qui va à l'école, rêve d'avoir des vêtements à la mode, joue avec ses copains, vole des mangues et écrit à sa correspondante française. Le narrateur raconte son quotidien dans cette impasse d'un quartier privilégié de la capitale où vivent des familles de diplomates, des couples mixes et des expatriés. A la maison, il partage son temps avec sa soeur, son père français et sa mère rwandaise. Dehors, Gaby aime jouer avec ses copains Gino, Armand et les jumeaux qu'il retrouve dans un vieux van pour faire les quatre-cent coups, à l'ombre des manguiers et des frangipaniers.
Il aime la plénitude qui règne dans sa vie, même après la séparation de ses parents. Sa mère, réfugiée Rwandaise est partagée entre son mal du pays et son envie d'émigrer en Europe. Gaby est chouchouté par les employés de maison, Prothé, Innocent, Donatien, issus des quartiers populaires de la ville. Quant à la politique, son père lui interdit d'en parler, ce sont des affaires d'adultes. Mais des bruits courts, les tensions montent et la réalité du pays finit par faire éclater la bulle d'innocence dans laquelle se trouvait le garçon de dix ans.

Un témoignage sur la montée insidieuse de la violence

La seconde partie du livre est plus inquiétante, plus sombre. Le narrateur décrit la montée subtile des tensions dans ce pays au régime politique instable, la violence grandissante au Burundi et au Rwanda qui poussent les gens à prendre parti, presque malgré eux. C'est ainsi que le pays se divise. Les faits sont racontés du point de vue d'un enfant de dix ans qui remarque des changements dans l'attitude des adultes. Gabriel comprend qu'il y a dorénavant deux camps : les Hutus et les Tutsis...

En effet, après la ferveur populaire suscitée par les premières élections démocratiques de l'histoire du pays, un énième coup d'état a lieu. S'en suit le couvre-feu et un climat d'insécurité permanente. 
Que ce soit au Burundi ou au Rwanda, des tensions raciales s'insinuent sournoisement dans la population. Pourquoi et comment les Hutus se sont mis à détester et à persécuter les Tutsis? Gabriel l'ignore. Il ne comprend pas. Personne ne semble vraiment savoir les véritables raisons d'ailleurs. Mais la violence monte, insidieusement. Lorsque Gaby et sa soeur accompagnent leur mère au mariage de leur oncle au Rwanda, ils ressentent de plein fouet, en tant que Tutsis, la violence sous-jacente de ce pays qui est, à ce moment là, une poudrière prête à exploser. La métaphore du volcan et du séisme revient plusieurs fois. "Les hommes de cette région étaient pareils à cette terre. Sous le calme apparent, derrière la façade des sourires et des grands discours d'optimisme, des forces souterraines, obscures, travaillaient en continu, fomentant des projets de violence et de destruction qui revenaient par périodes successives". Séismes terrestres et séismes politiques se succèdent dans ces pays de la région des grands lacs. Jusqu'à la secousse finale, terrible, sanguinaire.

Gaby se réfugiera dans les livres, prêtés par sa voisine. Mais sa famille, à l'image du pays, finira par imploser, frappée de plein fouet par la tragédie. Les histoires d'adultes viennent ainsi bouleverser l'enfance de Gabriel, le forçant à grandir trop vite, faisant éclater sa bulle d'insouciance. Bien qu'il tente de convaincre ses copains qu'ils ne sont encore que des enfants, ces derniers sont dorénavant prêts à faire la guerre. C'est ainsi que la violence se banalise, que la vengeance entraîne la vengeance. Jusqu'à l'horreur absolue.
"Le génocide est une marée noire, ceux qui ne s'y sont pas noyés sont mazoutés à jamais" (p 185)

Un roman tendre, poétique et mélancolique

Tout au long du récit, on croise de nombreux de personnages secondaires, des oncles et tantes, des cousins, des voisins, tous attachants, avec leurs histoires, leurs secrets. Chaque personnage apporte quelque chose au récit. Certains blancs se positionnent encore comme des anciens colons, comme Jacques, cet ami de la famille. Certains burundais font comme si tout allait bien, d'autres sentent l'imminence du drame. Certains pensent à l'exil, d'autres veulent rester à tout prix. On en apprend aussi pas mal sur l'histoire du Burundi, les coups d'Etat passés, l'optimisme forcé de son peuple. C'est aussi un livre sur l'exil, qui a une résonance particulière encore aujourd'hui dans le contexte des migrations internationales.
Enfin, tout au long du roman, on est plongé dans la vie de ce "petit pays" avec de belles descriptions des paysages, de la faune, de scènes quotidiennes et de traditions.

Petit Pays est un roman magnifique qui, sous la forme d'un roman d'apprentissage, raconte superbement bien l'Afrique, son peuple, la politique et cet aspect tragique de l'Histoire assez récent : les massacres inter-ethniques et la guerre civile au Burundi et au Rwanda. Sont également abordés le rôle, ou plutôt l'indifférence, de la communauté internationale et de la France.

Gaël Faye use d'une écriture à la fois belle, douce et poétique mais qui est aussi par moment sombre, dure et percutante. Il alterne phrases courtes, incisives avec réflexions philosophiques, oniriques et mélancoliques. C'est un récit plein de sagesse et de nostalgie par rapport à l'enfance, à l'insouciance, aux temps de paix. L'auteur est également chanteur et, si certains passages très poétiques résonnent comme les paroles d'une chanson, ce n'est pas une coïncidence...

A la fin du roman, que j'ai lu en deux jours, je suis restée pensive et bouleversée. Un premier roman réussi !

Petit Pays / Gaël Faye . - Grasset , 2016
Prix Goncourt des Lycéens 2016


Quelques belles phrases relevées en cours de lecture : 

"Au temps du bonheur, si l'on me demandait "Comment ça va?" je répondais toujours "Ca va !". Du tac au tac. Le bonheur, ça t'évite de réfléchir. C'est par la suite que je me suis mis à considérer la question. A soupeser le pour et le contre. A esquiver, à opiner vaguement du chef. D'ailleurs, tout le pays s'y était mis. Les gens ne répondaient plus que par "Ca va un peu". Parce que la vie ne pouvait plus aller complètement bien après tout ce qui nous était arrivé." p 19

"Tu causes, tu causes, mais je connais l'envers du décor, ici. Quand tu vois la douceur des collines, je sais la misère de ceux qui les peuplent. Quand tu t'émerveilles de la beauté des lacs, je respire déjà le méthane qui dort sous les eaux. Tu as fui la quiétude de ta France pour trouver l'aventure en Afrique. Grand bien te fasse! Moi je cherche la sécurité que je n'ai jamais eue, le confort d'élever mes enfants dans un pays où l'on ne craint pas de mourir parce qu'on est..." p 27

"La vieille s'accrochait à son passé, à sa patrie perdue et le jeune lui vendait son avenir, un pays neuf et moderne pour tous les Rwandais sans distinction. Pourtant ils parlaient bien tous les deux de la même chose. Le retour au pays. L'une appartenait à l'Histoire, et l'autre devait la faire." p. 71

"Un vent chaud nous enveloppait, s'enroulait un instant autour de nous et repartait au loin, emportant avec lui de précieuses promesses" p. 71

"Le cabaret était la plus grande institution du Burundi. L'agora du peuple. La radio du trottoir. Le pouls de la nation. Chaque quartier, chaque rue possédait ses petites cabanes sans lumières, où, à la faveur de l'obscurité, on venait prendre une bière chaude, installé confortablement sur un casier ou sur un tabouret, à quelques centimètres du sol. [...] Dans ce petit pays où tout le monde se connaissait, seul le cabaret permettait de libérer la parole, d'être en accord avec soi. On y avait la même liberté que dans un isoloir. Et pour un peuple qui n'avait jamais voté, donner sa voix avait son importance." p. 86

"Bientôt ce serait la fin de mon anniversaire, je profitais de cette minute avant la pluie, de ce moment de bonheur suspendu où la musique accouplait nos coeurs, comblait le vide entre nous, célébrait l'existence, l'instant, l'éternité de mes onze ans, ici, sous le ficus cathédrale de mon enfance, et je savais alors au plus profond de moi que la vie finirait par s'arranger" p.110

"Les hommes de cette région étaient pareil à cette terre. Sous le calme apparent, derrière la façade des sourires et des grands discours d'optimisme, des forces souterraines, obscures, travaillaient en continu, fomentant des projets de violence et de destruction qui revenaient par périodes successives comme des vents mauvais : 1965, 1972, 1988. Un spectre lugubre s'invitait à intervalle régulier pour rappeler aux hommes que la paix n'est qu'un court intervalle entre deux guerres. Cette lave venimeuse, ce flot épais de sang était de nouveau prêt à remonter à la surface". p 114

"Cet après-midi là, pour la première fois de ma vie, je suis entré dans la réalité profonde de ce pays. J'ai découvert l'antagonisme hutu et tutsi, infranchissable ligne de démarcation qui obligeait chacun être d'un camps ou d'un autre. Ce camps, tel un prénom qu'on attribue à un enfant, on naissait avec, et il nous poursuivait à jamais". p 132


"Tout un attirail rassurant nous persuadait que l'on pouvait écarter la violence, la tenir à distance. On vivait dans une atmosphère étrange, ni paix ni guerre. Les valeurs auxquelles nous étions habitués n'avaient plus cours. L'insécurité était devenue une sensation aussi banale que la faim, la soif ou la chaleur. La fureur et le sang côtoyaient nos gestes quotidiens." p 173

"On ne doit pas douter de la beauté des choses, même sous un ciel tortionnaire. Si tu n'es pas étonné par le champs du coq ou par la lumière au dessus des crêtes, si tu ne crois pas en la bonté de ton âme, alors tu ne te bats plus, et c'est comme si tu étais déjà mort". p 181

"L'image de leur innocence, de toutes les innocences de ce monde qui se débattaient à marcher au bord des gouffres. Et j'avais pitié pour elles, pour moi, pour la pureté gâchée par la peur dévorante  qui transforme tout en méchanceté, en haine, en mort. En lave." p 206

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