vendredi 5 février 2016

Kinderzimmmer : roman fort et poignant sur l'horreur des camps

Kinderzimmer. Soit chambre d'enfant. Ça vous évoque une petite chambre joliment décorée, des mobiles au plafond, des berceuses ? Oubliez tout ça ! Ici Kinderzimmer est le nom de l'endroit où sont "entreposés" les nouveaux nés dans un camp de concentration allemand. C'est l'endroit où de petits êtres nés dans l'horreur doivent chaque jour mener un combat contre la faim, la soif, le froid, les conditions d'hygiène déplorables, les maladies. Vous l'avez compris, ce livre de Valentine Goby n'a rien de mignon. En partant d'une histoire personnelle, celle d'une jeune française déportée, l'auteur raconte avec réalisme et force de détails l'enfer des camps de concentration.
C'est une histoire dure, basée sur des faits réels, qui relate l'horreur des camps et met des mots sur l’innommable.


Le roman s'ouvre sur un passage où une vieille dame se rend dans un lycée pour raconter ce qu'elle a vécu pendant la guerre afin que la jeunesse d'aujourd'hui n'oublie pas les blessures du passé. S'en suit un récit poignant sur une année de survie au milieu de l'enfer sur terre.

L'histoire :

En 1944, la narratrice Suzanne -qui se fait appeler Mila- a une vingtaine d'année lorsqu'elle est arrêtée par les allemands et envoyée, avec des centaines d'autres déportées, dans un camp de concentration en Allemagne. Elle découvre rapidement qu'elle est enceinte d'un bébé non désiré, elle qui ignore tout du fonctionnement de son corps. Elle essaiera autant que possible de faire abstraction de cette grossesse et gardera son secret bien enfouit car elle comprend vite qu'un bébé dans les camps, c'est la mort assurée... 
Elle arrive au camp de Ravensbruck accompagnée de sa cousine Lisette et de centaines d'autres femmes. Entassées dans un des nombreux  "Blocks" que contient ce camp, elles se retrouvent avec des milliers d'autres captives : des polonaises, des russes, des françaises, des juives, des déportées politiques... (En 1944, le camp comptait plus de 40 000 déportées !) Et d'autres continueront d'arriver malgré un camp plus que saturé !

Les femmes survivent dans des conditions de vie effroyables : pas d'hygiène, une robe de prisonnière pour tout vêtement, un peu de soupe chaque jour pour seule nourriture, une chaleur atroce en été, un froid glacial en hiver, des tâches quotidiennes très difficiles qui ne font qu'affaiblir des femmes déjà affamées ou malades... Aux privations s'ajoutent les sévices et le sadisme des SS, notamment lors de ces "Appel" au milieu de la nuit où les femmes doivent se ranger 5 par 5 dehors pendant des fois des heures, vêtues seulement de quelques haillons, et ce quel que soit le temps. Un appel ridicule, car où pourraient-t'elles donc aller... Et celles qui manquent de défaillir se font rouer de coups au moindre faux pas. Au fur et à mesure, la "Waschraum", modeste point d'eau attenant à leur "block", se transforme en morgue provisoire où, chaque nuit, des femmes à bout de force viennent rendre leur dernier soupir... 

Les premiers temps Mila est fataliste et désespérée : elle n'a plus d'avenir, elle sait que sa vie et celle de son bébé s’arrêteront dans cet endroit sinistre et qu'il est vain de se battre et d'espérer en sortir un jour. Mais au gré des rencontres et des liens qui se tissent, au fur et à mesure que la vie se développe dans son ventre, elle va progressivement se rattacher à ce qui lui rappelle la vie. Elle découvre l'entraide entre femmes, l'amitié et, surtout, malgré l'horreur qui ne cesse d'empirer, l'espoir s'insinue de nouveau en elle. Ce bébé a t'il une chance de survivre? Elle décide alors de vivre pour assurer la survie de son enfant. Et, malgré l'impression d'être exclue de toute forme d'humanité, elle se force à garder précieusement en mémoire toutes les choses horribles et invraisemblables qu'elle voit pour pouvoir ensuite, peut-être, un jour témoigner de l'horreur.

C'est un livre très dur et émouvant. Certains passages détaillant les conditions de vie dans le camps sont vraiment horribles, presque insupportables. On est complètement immergé dans ce récit grâce à une écriture très rythmée, à la succession de courtes phrases offensives, percutantes, qui nous tiennent en haleine du début à la fin. Valentine Goby a un phrasé sec et rapide qui décrit avec précision le quotidien de ces femmes. C'est une écriture de l'urgence empreinte de poésie et de tendresse, à l'image de cette urgence de vivre qui habite ces femmes pour qui le rêve reste la seule évasion possible.

Aux pages 162 et 163, un texte magnifique de plus de deux pages décrit par une juxtaposition d'idées pourquoi "l'Allemagne n'aura jamais perdu à Ravensbruck" à cause de toute l'horreur et toute la souffrance qu'elle a causée mais aussi "pourquoi elle n'a pas non plus gagné complètement" en rappelant tous ces petits détails qui prouvent que la vie et la résistance sont restées présentes tout du long de cet enfer. Et la narratrice d'arriver à la conclusion suivante : "Qu'est-ce-que ça veut dire, gagner ou perdre? Teresa répondrait : tu perds seulement quand tu abandonnes.

Kinderzimmer est un roman puissant : l'auteur aborde un sujet très difficile avec beaucoup de justesse et de précision. Pour contrebalancer l'horreur des faits relatés, l'écriture est absolument magnifique. On est littéralement plongé au coeur de l'horreur d'un camps de concentration pour femmes où, malgré tout, subsiste une forte volonté de se battre. Je suis sortie de ce roman abasourdie. 

KinderZimmer / Valentine Goby . - Actes Sud, 2013
Prix des libraires 2014.

Quelques citations pour se faire une idée de l'écriture offensive de l'auteur :

" Aboiements d'hommes, de femmes, de chiens, mâchoires, langues, gensives, poils, bottes, matraques au stroboscope. Les flashs, les sons en rafale empêchent Mila de vaciller, la tiennent d'aplom comme le ferait une salve de mitrailleuse."p.15

"En haut, une profusion d'étoiles. Et finalement un pâlissement bleu. Alors les quarante mille femmes sortent de la nuit. Quarante mille stèles. Les quatre cents de la quarantaine sont à l'écart mais elles voient, et c'est laid.Une laideur répétée de visage en visage, de guenille en guenille, le même corps grêle démultiplié qui rétrécit dans la distance, jusqu'à l'horizon tout au fond de la place, où il n'a plus que la taille d'une allumette." p 33

"[...] Car qui a vu ce que nous voyons parlera. Dira ce qu'il a vu. Ses yeux cracheront les images, sa bouche, son corps, tout en nous vomira ce qu'ils ont fait et ce que nous ne pouvons pas imaginer encore, et c'est pourquoi nous sommes déjà mortes, quelle que soit la fin de l'Histoire, mortes pour nous taire." p 59

"Tant de femmes, maintenant, sur lesquelles on marche au milieu de la nuit, couchées par terre, assises le long des murs, les pieds tâtent le sol, se glissent entre les os, s'enfoncent dans les ventres qui gémissent. Il n'y a plus de Waschraum officiel, plus de lieu dédié, les alentours des blocs ne sont plus des fosses d'exception pour femmes dysentriques car la merde est partout, fuyant mollement par les canalisations éventrées, flaque épaisses où de grosses mouches viennent se poser sous la canicule de midi." p 107

"Il faut juste couler, explique Teresa, comme un fleuve. Patiemment, tout en langueur, d'un lieu à l'autre. Se répandre avec lenteur. Glisser. Passer de la colonne de travail au Revier, évoluer parmi les mortes, moitié mortes, les vivantes entassées dans l'attente, centimètre après centimètre jusqu'à la Kinderzimmer." p 133

"Je veux tenir sous la glace, persister droite et dure en aiguille de sapin. Je veux être verte, ferme. Je veux m'économiser jusqu'au retour de la lumière, ralentir le battement de mon coeur, mettre mon corps au diapason, faire d'ultimes réserve de sève fraiche et propre, je veux être prête pour la suite s'il y a une suite. Je veux épouser le froid, je veux être l'hiver pour lui échapper, comme ce prince des contes de Grimm caché dans la chambre de son ennemie, donc indécelable." p 145

"Quand elle retournera dans cette classe au lycée, Suzanne Langlois dira exactement cela : il faut des historiens, pour rendre compte des événements ; des témoins imparfaits, qui déclinent l'expérience singulière ; des romanciers, pour inventer ce qui a disparu à jamais : l'instant présent." p 217

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