samedi 16 novembre 2019

Du road trip ado au thriller haletant : une remarquable petite série à découvrir

Si vous avez Netflix, vous avez peut-être déjà regardé cette petite série de 8 épisodes de 20 minutes intitulée "The End of the F***ing world." Si non, je vous la conseille vivement ! Je viens de finir les deux saisons et j'ai beaucoup aimé cette série originale. Amateurs d'humour noir, vous devriez apprécier.


Dans l'Amérique profonde, deux ados déprimés à tendance sociopathe se rencontrent et décident de fuguer. 
James est un ado renfermé qui a perdu sa mère alors qu'il n'était qu'un enfant. Élevé par son père, un "gentil abruti" qui fait de son mieux, l'ado s'ennuie à l'école et dans sa vie en général. Il se croit psychopathe et se demande ce que ça ferait de mettre ses cruels fantasmes à exécution.
Alyssa est une ado rebelle, froide, toujours sur la défensive et à chercher les limites. Elle ne trouve plus sa place dans sa famille recomposée, sa mère s'occupe de ses petits frères et son beau-père est un c***ard. Elle est toujours en colère et sent en fait très seule.
Tous les deux se sentent incompris et manquent surtout d'attention et d'amour.

Trailer :

Quelque part, ils étaient faits pour se trouver. Alors qu'Alyssa pousse James à fuguer, ce dernier se demande ce que ça ferait de tuer Alyssa, tout en étant un peu attiré par elle. C'est alors que débutent leurs aventures. Mais leur fugue et leurs bêtises d'ados vont vite dégénérer et les deux jeunes ne maîtriseront plus le cours des événements.


Au cours de leurs péripéties, leurs carapaces de durs à cuir vont tout doucement se fendiller et laisser transparaître des émotions alors que leur escapade va se transformer en road movie épique.

C'est une série sur l'adolescence, la quête de soi, la perte de repères (familiaux, sociétaux...). Mais ça devient aussi une série sur le mal-être, la dépression et d'autres sujets bien plus graves que je vais éviter de spoiler. Tous deux recherchent des sensations pour se sentir vivants et c'est ce qui va les entraîner dans une histoire sordide qui va vite les dépasser. Le road-trip ado se transforme ainsi en quête policière dans la saison 1 et en thriller à la sauce des frères Coen dans la saison 2 !

La série est très bien réalisée, les images sont soignées, certains plans sont magnifiques. Les huit épisodes de vingt minutes sont bien rythmés, on ne s'ennuie pas une seconde et la tension monte crescendo. Le ton est souvent caustique, décalé, à la fois drôle et tragique surtout dans la première saison, mais bien plus grave dans la saison 2. Ce deuxième volet tient d'ailleurs plus du thriller psychologique.
Les dialogues sont souvent percutants et une voix off nous livre les pensées des protagonistes. Pour James, il s'agit souvent de souvenirs d'enfance dans la saison 1 et pour Alyssa, des réflexions psychologiques ou philosophiques sur le sens de la vie, le mal-être adolescent, la quête de soi. Quelques exemples de pensées d'Alyssa :

"Le problème des gens qui manquent d'amour c'est qu'ils sont plus vulnérables."

"C'est comme une maison hantée sauf que le fantôme c'est moi."

"On peut rester prisonnier d'un endroit sans même s'en rendre compte, et si on fait pas attention on peut y rester enfermé pour toujours.  

Les deux saisons sont accompagnées d'une superbe bande son rock et rétro, à retrouver ici.

La série TV est adapté d'un roman graphique de Charles Forstman.


The End of the f***ing world, saison 1 et 2 / série britannique crée par Charlie Covell et réalisée par Jonathan Entswistle avec Alex Lawther, Jessica Barden, Naomi Ackie. 2017-2019. Diffusée sur Netflix actuellement.

vendredi 25 octobre 2019

"Leurs enfants après eux" : une écriture forte et lumineuse pour décrire l'adolescence et la fracture sociale

J'ai lu dernièrement le livre récompensé par le prix Goncourt 2018, Leurs enfants après eux, deuxième roman du lorrain Nicolas Mathieu. 
Tout comme dans son premier roman Aux animaux la guerre (que je n'ai pas lu) ce livre décrit l'impact de la désindustrialisation en province et fait une peinture douce amère de la période de l'adolescence. 
Le roman nous plonge dans les années 1990, à Heillange  une petite ville au nord de la Moselle où les hauts fourneaux ont fermé dix ans plus tôt, plongeant toute une région dans la crise économique. On suit les parcours de trois adolescents durant quatre étés de la décennie 90.


Parcours croisés de trois ados dans les années 90

Le récit se divise en quatre parties retraçant chacune un volet de l’adolescence des personnages principaux et de leurs entourage respectifs : l'été 1992 intitulé « Smells like teen spirit », l'été 1994 "You could be mine", l'été 1996 "La fièvre" et l'été 1998 en pleine coupe du monde, "I will survive". Durant ces quatre étés, on suit les parcours croisés de trois adolescents : Anthony,  Hacine et Steph. On les voit évoluer, se démener dans les galères de la vie, faire face à leurs premiers émois amoureux, leurs premières désillusions.

En 1992, Anthony a 14 ans et traîne avec son cousin plus âgé qui l’entraîne dans les quatre-cent coups. Ils rencontrent deux copines, Steph et Clem’, issues d’un milieu plus aisé, elles ont quelque chose d’inaccessible qui fascine rapidement Anthony.
Ce dernier rêve d’échapper à son destin, « de s’autoriser des choses » (p 350) il ne veut pas avoir la même vie que ses parents. Son père impulsif, alcoolique, vit de petits travaux depuis qu'il a perdu son travail à l'usine, sa mère a un emploi de bureau loin d'être épanouissant et semble s'être "résignée" à une vie sans projet ni ambition alors qu'elle n'a que la quarantaine.

« Les femmes se souvenaient de chagrins imprécis. Les hommes mêmes avaient baissé la garde, et on lisait sur leur visage une conscience contrariée, comme un dépit. A la faveur de cette pauvre mélodie, la vie leur apparaissait tout à coup pour ce qu’elle était, un brouillon, une suite de faux départs" (p 365) 

Hacine de son coté deale du shit dans son quartier et squatte des halls d'immeuble avec ses copains. Il s'ennuie ferme et rêve d'agrandir son business. Il n'a pas froid aux yeux et cherche facilement la bagarre. Désabusé, lui non plus ne veut pas avoir la même vie que son père, immigré marocain qui a du mal à s'intégrer et qui s'est usé toute sa vie à l'usine pour une retraite de misère.

Anthony et Hacine enchaînent les conneries chacun de leur côté jusqu’à ce qu’ils finissent par se rencontrer. Chaque été ils vont ensuite se croiser, se défier. On se demande comment ils vont se sortir de toutes leurs galères, s’ils vont rester prisonniers de leur classe sociale ou s’ils vont parvenir à s' extraire de leur condition.

Quant à Steph, elle traîne avec sa copine Clem’ et s’amuse un peu avec les sentiments d’Anthony, pour tromper son ennui. Au fond, elle est profondément triste et désabusée elle aussi. Elle rêve également de partir de cette ville. Ses parents ayant eux les moyens, elle aura toutefois davantage de chance.

Ennui, émois amoureux et fureur de vivre en pleine canicule

Alors honnêtement j’ai eu un peu de mal à rentrer dans l’histoire durant les cent premières pages. Les ados s’ennuient ferme sous la canicule de l’été 1992 et je reconnais qu’on s’ennuie un peu avec eux. Après, les longues descriptions de leur ville, de leurs familles, de leurs attentes nous plongent progressivement dans les pensées de ces personnages jusqu'à ce qu'on finisse par s’y attacher et à se demander ce qu’ils vont devenir.

Le présent tout comme l’avenir de ces jeunes dépend beaucoup de la mobilité, de la recherche d'un moyen de transport, pour aller à une fête, chercher du travail, voir des copains... d’où le vol d’un canoë dès les premières pages, puis d’une moto un peu plus tard, toujours à la recherche d'aventure. «Chaque désir induisait une distance, chaque plaisir nécessitait du carburant. »
La drogue, l'alcool, le tabac, le sexe, les vols, la télé et le squattage d’arrêt de bus sont autant de moyens de tromper l'ennui pour ces jeunes et leurs parents dans cette petite ville désindustrialisée où le chômage guette. 
Il y a toujours une violence sous-jacente dans cette ville, l'orage menace au sens propre comme au figuré. Que ce soit ce père de famille rongé par l’alcool devenu impulsif et colérique, ces ados plein d’espoirs et de frustrations prêts à se taper dessus au moindre dérapage, la violence sociale et économique à travers le chômage, les emplois précaires... Pour échapper à l'ennui, à la morosité ambiante, il y a chez tous les personnages ce besoin de vitesse, en voiture, en moto, dans la vie en général, le besoin de vivre les cheveux au vent tout simplement.

Une écriture forte et lumineuse

Nicolas Mathieu décrit avec une certaine empathie et sans jugement la vie de ces habitants provinciaux issus de classes populaires qui se débattent dans leur quotidien, dans l'espoir d'une vie meilleure. Il a un regard acéré qui peut friser quelque fois la caricature, mais son écriture est lumineuse, forte, presque cinématographique, et souvent crue (il y a d’ailleurs quelques passages très érotiques). C’est un récit réaliste dans la tradition du roman balzacien, une peinture sociologique d’une région et d’une classe sociale, avec quelques réflexions d'ordre philosophiques sur le sens de la vie. C'est un livre sur le destin des classes, qui se répète souvent de générations en générations, d'où le choix du titre j'imagine.

Il y a aussi quelque chose du roman d’apprentissage dans le déroulement de ces quatre étés qui feront grandir et évoluer les principaux jeunes personnages. Les ados découvrent l'amour physique, les injustices, les rudesses de la vie. Ils essaient de se faire une place dans cette ville, dans cette vie, nourrissent des rêves, des espoirs.

Le style de l'auteur est très agréable. Il livre une écriture subtile, décrivant les sentiments humains avec force de réalisme tout en y mélant une part poésie, usant de de paraboles et de métaphores, insérant des discussions en argot, et passages détaillés assez crues. 
Pour vous donner une idée, j'ai sélectionné quelques passages qui m'ont plu, à lire ci-dessous.

Dans l'ensemble j'ai plutôt bien aimé ce livre : l'écriture est agréable, les thèmes abordés font réfléchir, l'histoire est intéressante, l'ambiance est plutôt douce amère.

Leurs enfants après eux / Nicolas Mathieu. -  Actes Sud, 2018


Quelques citations pour se faire une idée du style de l'auteur et de l'ambiance du roman :

« C’était ce truc qui passait en boucle sur M6. En général ça donnait envie de casser une guitare ou de foutre le feu à son bahut, mais là, au contraire, chacun se recueilli. C’était presque encore neuf, un titre qui venait d’une ville américaine et rouillée pareil, une ville de merde perdue très loin là-bas, où des petits blancs crades buvaient des bières bon marché dans leurs chemises à carreaux. Et cette chanson, comme un virus, se répandait partout où il existant des fils de prolo mal fichus, des ados véreux, des rebuts de la crise, des filles mères, des releuleuh en mob, des fumeurs de shit et des élèves de Segpa. » p 51

« L’éducation est un grand mot, on peut le mettre dans des livres et des circulaires. En réalité, tout le monde fait ce qu’il peut. Qu’on se saigne ou qu’on s’en foute, le résultat recèle toujours sa part de mystère. Un enfant né, vous avez pour lui des projets, des nuits blanches. […] Et puis un beau jour, vous vous retrouvez avec un ennemi dans votre propre maison. C’est bon signe. Il sera bientôt prêt. C’est alors que viennent les emmerdes véritables, celles qui peuvent coûter des vies et finir au tribunal. » p 112

«  Dans cette vallée, des hommes étaient devenus riches et avaient construit de hautes maisons qui dans chaque bled narguaient l’actualité. Des enfants avaient été dévorés, par des loups, des guerres, des fabriques ; à présent Anthony et Steph étaient là, constatant les dégâts. Sous leur peau courait un frisson intact. De même que dans la ville éteinte se poursuivait une histoire souterraine qui finirait par exiger des camps, des choix, des mouvements et des batailles. » p 137

« Après tout, lui [Anthony] en avait ras le bol de toute cette mémoire ouvrière. Elle donnait à ceux qui n’avaient pas vécu cette époque le sentiment d’être passés à côté de l’essentiel. Elle rendait par comparaison toute entreprise dérisoire, toute réussite minuscule. p 172

«A jeun, plus rien ne tenait. Il fallait redécouvrir l’ensemble, la vie entière. Sur le coup, la précision des traits brûlait le regard, et cette lourdeur, la pâte humaine, cette boue des gens, qui vous emportait par le fond, vous remplissait la bouche, cette noyade des rapports. C’était ça, la difficulté principale, survivre à cette vérité des autres. » p 207

« Aucun confort ne semblait pouvoir effacer leur indigence première. A quoi cela tenait-il ? Aux vexations professionnelles, aux basses besognes, au confinement, à ce mot d’immigré qui les résumait partout ? Ou bien à leur sort d’apatride qu’ils ne s’avouaient pas ? Car ces pères restaient suspendus, entre deux langues, deux rives, mal payés, peu considérés, déracinés, sans héritage à transmettre.p 270

« Etre adulte, c’était précisément savoir qu’il existait d’autres forces que le grand amour et toutes ces foutaises qui remplissaient les magazines, aller bien, vivre ses passions, réussir comme des malades. Il y avait le temps, la mort, la guerre inlassable que vous faisait la vie. Le couple, c’était le canot de sauvetage sur le rebord de l’abîme. » p 327

« Ces femmes qui, d’une génération à l’autre, finissaient toutes effondrées et à moitié boniches, à ne rien faire qu’assurer la persistance d’une progéniture vouée aux mêmes joies, aux mêmes maux, tout cela lui collait un bourdon phénoménal. Dans cette obstination sourde, il devinait le sort de sa classe. Pire, la loi de l’espère, perpétuée à travers les corps inconscients de des femmes aux fourneaux, leurs hanches larges, leurs ventres pleins. » p 350

« Les femmes se souvenaient de chagrins imprécis. Les hommes mêmes avaient baissé la garde, et on lisait sur leur visage une conscience contrariée, comme un dépit. A la faveur de cette pauvre mélodie, la vie leur apparaissait tout à coup pour ce qu’elle était, un brouillon, une suite de faux départs. La chanson triste de l’italien leur soufflait à l’oreille ce secret des existences mal faites, diminuées par les divorces et les deuils, criblées de travail, rognées partout, ces insomnies et ces solitudes. Ca laissait songeur. On s’aimait, on crevait aussi, on était maître de rien, pas plus de ses élans que de sa fin. » p 365

« Hacine était déchiré. D’un côté, il était reconnaissant, bien sûr. Ces gens-là l’avaient adopté. Pourtant il détestait leurs manies, leur mode de vie. […] Cette probité benoîte, qui les laissait toujours interdits devant le cours du monde. Les trois ou quatre idées fortes qu’ils tenaient de l’école communale ne leur servaient à rien pour comprendre les événements, la politique, le marché du travail, les résultats truqués de l’Eurovision ou l’affaire du Crédit Lyonnais. » p 392

vendredi 6 septembre 2019

L'Arbre Monde : un roman puissant sur la force des arbres et l'engagement écologiste

Voici mon livre de l'été (que j'ai vraiment mis tout l'été à le lire, à raison de quelques pages chaque soir!) L'Arbre Monde de Richard Powers, Grand prix de littérature américaine 2018 et Prix Pulitzer de Littérature 2019 est le huitième roman de cet auteur mais le premier que je lis et ce fut une très belle découverte.


Pourtant, ce roman n'a rien d'une lecture de vacances : un livre grand format de plus de 500 pages, une écriture profonde et métaphorique pour raconter le désastre de la déforestation et la naissance du combat écologique de plusieurs individus que tout semble opposer. Rien de très gai ni de très léger et pourtant je recommande vivement cette lecture. L'écriture est magnifique, le sujet on ne peut plus d’actualité et le récit construit de manière originale. On sort de cette lecture grandi, davantage instruit sur les arbres tant le roman fourmille d'informations scientifiques et naturalistes et on se sent plus attentionné envers la nature. Par contre, il faut bien l’avouer aussi, on se sent également démuni et assez déprimé une fois la dernière page tournée !
A l'heure où les grandes forêts primitives brûlent et ou d'autres sont abattues au profit de cultures intensives ou de projets autoroutiers, cette lecture tombait à pic.


La notion d'arbre-monde

"L'arbre monde" est un concept que l'on retrouve dans différentes mythologies selon lequel il existerait un arbre cosmique qui relierait les différentes parties de l'univers, généralement les mondes céleste, terrestre et souterrain (plus d'info sur wikipédia). Un arbre qui relierait tout en quelque sorte. Quand on sait cela, on comprend mieux le titre du livre et surtout la construction du roman.
Le roman se divise en quatre parties : Racines, Tronc, Cime et Graines et raconte les destins croisés de huit personnages. 


8 destins bouleversés par les arbres

Durant les 170 premières pages, la partie Racines relate, par le biais de chapitres distincts, les origines, les « racines » des différents personnages et comment, durant leur jeunesse dans les années 70 ou 80, les arbres ont impacté leur destinée, que ce soit de manière consciente ou non. Chaque histoire se lit séparément et on dirait qu'il n'y a pas de lien apparent entre ces personnages. 

Nick est le descendant d’une génération de fermiers dans l’Iowa. Un de ses aïeuls planta des châtaigniers dont un seul subsiste désormais. Cet arbre est le survivant d’une terrible maladie qui toucha les châtaigniers d’Amérique au milieu du XXème siècle. Depuis trois générations, tous les jours, et ce bien avant l’épidémie déjà, cet arbre est pris en photo par le grand-père, le père puis Nick lui-même, comme pour montrer l’immuabilité de ce chataigner face au temps qui passe sur les hommes.

Mimi Ma est la fille d’un ingénieur chinois amoureux des arbres, en particulier de son murier, sa « ferme à soie ». Elle a grandi aux Etats-Unis et est devenue elle-même ingénieure. Son père lui a confié un « trésor », une bague magique et un célèbre parchemin chinois. Plus tard, elle appréciera se détendre dans le parc en bas de son bureau. Jusqu’au jour où des machines déciment les arbres qu’elle aimait tant. C’est un véritable tournant dans la vie de Mimi...

Patricia est une jeune femme réservée qui se passionne pour la botanique et découvre très vite que les arbres ont de nombreux secrets. Lorsqu’elle publie une thèse sur la communication entre les arbres, elle est d’abord rejetée par ses paires et part poursuivre ses recherches sur les arbres au fin fonds des vieilles forêts américaines. Elle étudie notamment le microbiote des souches d’arbres, un arbre mort étant toujours source de vie. Elle consacrera toute sa vie à étudier les arbres et à démontrer la nécessité de préserver les forêts.

Douglas est un vétéran de l’armée de l'air ayant combattu au Vietnam qui a survécu à un crash grâce à la forêt. Depuis, il se sent une dette envers les arbres et durant son temps libre, malgré ses nombreuses blessures, il replante de jeunes plants là où les forêts ont été rasées. Rien ne l’énerve plus que la déforestation.

Adam est un enfant passionné par les comportements des animaux, en particulier des fourmis. Plus tard, il deviendra enseignant de psychologie spécialiste des comportements humains, notamment les systèmes d’influences. A sa naissance, son père lui a attribué un arbre, un érable, tout comme à ses frères et sœurs.« Leigh est un peu penchée, comme son orme. Jean est droite et bonne. Emmett, dur comme l’ostruer, il suffit de le regarder ! Et mon érable rougit comme moi. » (p.61) C’est tardivement dans sa vie d’adulte que l’amour des arbres de son père lui reviendra en héritage, comme un boomerang.

Olivia est une étudiante fêtarde et désinvolte jusqu’à ce qu’un coup de jus monumental l’envoie voir des anges. Revenue d’entre les morts, la survivante se voit dotée d’une « mission » d’abord assez floue mais qui prend ensuite la forme d’un engagement déterminé : protéger les arbres à tout prix, lutter contre la déforestation.

Neelay, fils d’immigrés indiens, est passionné d’informatique. Alors qu’il n’est encore qu’un enfant, il tombe d’un arbre et devient paraplégique. Il consacrera sa vie à créer des univers virtuels de plus en plus réalistes en y incorporant autant de vivant que possible, autant d’arbres et de plantes qu’il le peut. Ses jeux vidéos rencontrent un tel succès qu’il devient millionnaire.

Ray et Dorothy forment un couple atypique : Ray est un juriste spécialiste de la propriété, il est fou amoureux de sa femme mais Dorothy, sténographe, refuse toute forme d’engagement. Ils décident de planter chaque année un arbre à leur anniversaire de rencontre mais la tradition se perd et s’oublie, tout comme leur amour. Bien plus tard, les arbres réapparaitront dans leur vie de manière salvatrice.
 
Des personnages très différents qui n'ont initialement rien en commun. Et pourtant, certains vont être amenés à se rencontrer. D'autres jamais. Mais tous auront, à un moment de leur vie, le même combat en tête : sauver les arbres, faire passer la nature sauvage avant les besoins matériels de l'Homme, penser à long terme plutôt qu'au confort à court terme.


De la prise de conscience à l'engagement radical 

J’ai beaucoup aimé la partie "Tronc", au milieu du roman, qui relate l’engagement écologiste de plusieurs personnages durant les années 1990. Les parcours de plusieurs d'entre eux se regroupent, d'autres restent en périphérie comme l'histoire de Neelay ou de Ray.

Leur engagement débute par une simple prise de conscience, l'envie de changer les choses par de petites actions pacifistes jusqu'à ce que ces actions prennent des formes plus radicales. En effet, face au silence et à l'inaction du gouvernement et des entreprises, face au mépris de la société vis à vis des forêts, face à la violence de la répression, comment réagir et poursuivre le combat ?

Certains iront jusqu’à vivre dans une cabane en haut d’un séquoia géant pendant une année entière... J'ai bien aimé ce passage où ils reviennent vivre en symbiose avec la nature, se défaisant de tout matérialisme et de tout confort moderne, cela en vue de défendre une cause. Cette expérience les transformera à jamais.

Cette partie est pleine de suspens et d’espoir : vont-ils parvenir à stopper la déforestation et à déclencher cette prise de conscience massive qu’ils espèrent tous ? C'est aussi un chapitre plein de réflexions philosophiques sur notre mode de vie et nos rapports à la nature.



La partie "Cimes"  raconte la vie des personnages après que leur "engagement" ou leur projet ait atteint son paroxysme.  L'action retombe un peu, les parcours des personnages se dispersent. J'avoue avoir été un peu déçue après la superbe partie "Tronc" pleine de rebondissements et d'espoir. Mais ce récit à le mérite d'être réaliste. Les illusions s'envolent tout comme les derniers oiseaux des forêts sacrifiées...

La partie "Graines" est une sorte de dénouement dans lequel on fait le point sur les fruits qu'ont semé ces héros écologistes. Quelles traces vont laisser leurs actions pour l'avenir ? Des réflexions assez pessimistes pour l'Humanité mais un petit message d'espoir toutefois : la nature n'a de cesse de se réinventer et de reprendre ses droits. Si l'Humanité venait à disparaitre, les arbres leurs survivraient sans doute...

Un roman écologiste très réaliste alternant réflexions philosophiques et faits scientifiques

Ce roman interroge sur les différentes formes d'engagement. Qu’est-ce-qui est juste ou pas ? Faut-il toujours respecter la loi des humains quand celle-ci méprise la loi de la nature ? Existe t'il un statut juridique pour les arbres ? Jusqu'où peut-on aller pour se faire entendre ?

L'Arbre Monde  nous fait aussi nous sentir tous petits par rapport à la nature. A un moment donné, il est écrit que, sur l'échelle du temps, en transposant la création de l'univers sur une journée de 24h, l'Homme apparaitrait à 23h59... L'Homme qui pourtant menace la nature originelle, et plus grave encore, le climat.
C'est un véritable hymne à la nature qui nous remet à notre place dans l'écosystème et nous force à davantage respecter les arbres.




Le récit est très documenté, on apprend plein de choses sur le fonctionnement des forêts, la vie des arbres et des plantes, notamment à travers le récit de Patricia, la botaniste, lorsqu'elle rédige ses thèses. " Elle passe un chapitre à détailler comment  une souche morte donne vie à d'innombrables autres espèces. Si on enlève ce chicot, on tue le pivert qui éloigne les charançon qui tueraient les autres arbres. Elle décrit les drupes et les racèmes, les panicules et les involucres au milieu desquels on pourrait passer toute une vie sans jamais les remarquer. " p 235
Le roman est étayé par des citations des premiers écologistes ou botanistes tel John Muir. " Nous traversons la Voie Lactée tous ensemble, arbres et hommes [...] A chaque promenade avec la nature on reçoit bien plus que ce qu'on cherche. L'accès le plus direct à l'univers, c'est une forêt sauvage."

L'écriture est magnifique, on pourrait relever des citations à chaque page...(quelques exemples ci-dessous) L'auteur alterne réflexions métaphysiques, prose poétique et descriptions scientifiques pour faire de l'Arbre Monde un roman puissant qui mérite amplement les prix reçus.


Quelques citations pour se faire une idée du style :

«  C’est ça le problème avec les humains, à la racine de tout. La vie court à leurs côtés, inaperçue. Juste ici, juste à côté. Créant l’humus. Recyclant l’eau. Échangeant des nutriments. Façonnant le climat. Construisant l’atmosphère. Nourrissant, guérissant, abritant plus d’espèces vivantes que les humains ne sauraient en compter. » p 14

« Sapin-ciguë, sapin géant, cyprès jaune, sapin de Douglas : des remparts arc-boutés de conifères monstrueux disparaissent dans la brume au-dessus d’elle [Patricia] Des épicéas enflent en nœuds gros comme des mini-vans : à poids égal, un bois plus solide que l’acier. » p 151

« Il s’avère que les millions de boucles invisibles et emmêlée de la jungle tempérée ont besoin de tous les intermédiaires et courtiers de la mort pour faire fonctionner les circuits. Si on nettoie un tel système, on assèche les innombrables sources auto-nourricières. Cet évangile de la sylviculture nouvelle est confirmé par les plus merveilleuses découvertes : des barbes de lichen très haut dans les airs, qui ne poussent que sur les plus vieux arbres et réinjectent l’azote vital dans le système vivant. Des campagnols souterrains qui se nourrissent de truffes et répondent les spores du champignon des anges dans tout le sous-bois. Des champignons qui infusent dans les racines des arbres, en une osmose si étroite qu’il est difficile de dire où s’arrête un organisme et où commence l’autre. Des conifère massifs d’où percent des racines adventices au plus haut de la canopée qui replongent pour se nourrir des matelas d’humus accumulés dans les forces de leurs propres branches. » p 159-160

"Douglas Pavlicek replante une clairière aussi vaste que le centre-ville d'Eugene, et salue chaque plant qu'il borde affectueusement. Tenez bon. Il suffit de tenir un ou deux siècles. Pour vous, les gars, c'est un jeu d'enfants. Il suffit de nous survivre. Alors il n'y aura plus personne pour vous emmerder."

"Pour le dernier châtaignier en vie, tout cela prend le temps d’une poignée de fissures, de trois centimètres d’anneaux en plus. L’arbre prend de l’ampleur. Son écorce s’élève en spirale comme la colonne Trajane. Ses feuilles dentelées continuent de transformer le soleil en tissu végétal. Il ne se contente pas de survivre ; il s’épanouit, en un globe de vigueur verdissant de santé."


"Le temps altère ce qu'on peut posséder et "qui" peut posséder. Le genre humain se trompe complètement sur qui est son prochain et nul ne s'en rend compte. Nous devons rembourser le monde pour chaque idée, chaque chose que nous avons volée "

"À un moment au cours des quatre cents derniers millions d’années, un arbre quelconque a tenté toutes les stratégies qui avaient la moindre chance de fonctionner. Nous commençons tout juste à comprendre toute la variété de ce que ça peut recouvrir, fonctionner. La vie a un moyen de s’adresser au futur. Ça s’appelle la mémoire. Ça s’appelle les gènes. Pour résoudre le futur, nous devons sauver le passé. Ma règle empirique, elle est toute simple : quand vous abattez un arbre, ce que vous en faites devrait être au moins aussi miraculeux que ce que vous avez abattu."