samedi 23 mars 2019

Deux soeurs livrées à elles-mêmes dans la forêt : un roman puissant et intimiste

Dans la forêt est un superbe livre écrit par l'américaine Jean Hegland. C'est un roman qui raconte la survie de deux soeurs, Nell et Eva, dans un contexte d'effondrement économique et social. Les deux adolescentes se retrouvent orphelines et vont devoir apprendre à vivre seules et en autonomie dans leur maison isolée dans la forêt, loin de toute forme de civilisation.
Le roman est écrit sous la forme du journal intime de Nell, l'aînée des deux. Publié en 1996, il a seulement été traduit en France en 2018.
 
C'est l'effondrement du système capitaliste. Il n'y a plus d'essence ni d'électricité, les avions ne volent plus, les trains de circulent plus, les pénuries gagnent l'alimentation, les objets du quotidien... Des épidémies de grippe deviennent mortelles, des populations sont déciméees... tout cela est décrit en arrière-fond, rien n'est dit sur les causes de ce désastre économique, si ce n'est qu'il y a des guerres, des attentats et une grosse crise économique. A cela s'ajoute une crise climatique et des désastres environnementaux. Nell écrit dans son journal que tout cela était prévisible, qu'on a "laissé faire", qu'on s'est cru invincible jusqu'à ce que tout s'écroule. Loin d'être une histoire de science fiction, ce récit est profondément encrée dans la réalité bien qu'il ait été écrit il y a 25 ans !

Eva et Nell vivent de manière isolée dans la forêt et ne prennent conscience de la situation économique du pays seulement lors des incursions urbaines avec leur père, de son vivant. Pendant longtemps elles vivent préservées des catastrophes extérieures, dans le cocon familial et dans leur jolie maison isolée dans la forêt.
Eva s'entraîne constamment en vue de devenir une danseuse étoile. Nell étudie dur en vue d'entrer à l'université d'Harvard. Elle passe d'ailleurs son temps à lire l'encyclopédie. Elles vivent repliées sur elles-mêmes, pour leur passion. Leurs rêves semblent proches et accessibles. Mais, lorsqu'il n'y a plus d'essence et qu'il n'est plus possible d'aller en ville, tout s'écroule pour elles. Elles doivent apprendre à se débrouiller seules, elles qui se consacraient jusqu'à présent à leurs passions respectives pendant que leur père s'occupait de tout. Une fois le stock de nourriture bien entamé, elles réfléchissent à la manière de se nourrir. Elles sont forcées de sortir de leur bulle, d'apprendre à vivre dans la forêt mais aussi avec la forêt. Toutes deux vont alors grandir plus vite que prévu.

La narratrice, Nell, raconte les relations ambigües qu'elle entretient avec sa soeur, ses premiers émois amoureux, sa solitude, ses questionnements existentiels... Elle relate leur vie dans la forêt avec un certain suspens : l'électricité va t'elle finir par revenir ? Auront-t'elles assez à manger pour passer l'hiver ? Sont-elles à la merci d'un rodeur ? Vont t'elles réussir à vivre ensemble malgré leurs désaccords et leur différence de caractère ? Faut il fuir ou rester ? Autant de questions et plus encore qui font la trame de ce roman d'une grande sensibilité.

C'est un roman sur la sororité, l'attachement, sur le repli, le désespoir mais aussi sur besoin impétueux de vivre. C'est aussi un hymne à la nature. Une histoire qui nous fait nous demander ce qui est vraiment important. Comment se débarrasser de nos habitudes de vie moderne, du matérialisme et du superficiel pour se reconcentrer sur l'essentiel ? A savoir, les moyens de se nourrir par soi-même, de se chauffer, de survivre dans la forêt tout simplement. Tout au long du récit, la nature apparait aussi bien comme une ennemie qu'une alliée.

J'ai adoré ce roman. C'est très bien écrit, avec beaucoup de sensibilité et d'empathie mais aussi avec passion et suspens. (voir quelques citations ci-dessous) Bien que le récit se passe dans un lieu isolé et qu'il n'y ait que deux personnages centraux, on ne s'ennuie pas un instant.
C'est un roman puissant, intimiste, qui a quelque chose du roman d'anticipation, même s'il s'agit plus d'un livre sur le repli, de la fable écologique. C'est aussi une sorte de récit initiatique à travers le journal d'une adolescente qui en apprend beaucoup sur elle même.

Dans la forêt a été récompensé par le prix de l'union Interallié catégorie Etranger et l'histoire a déjà été adaptée au cinéma.

Dans la forêt / Jean Hegland . - Ed. Gallmeister, 2018 

Quelques citations :

 "C'est une guerre qui se déroulait ailleurs, mais elle semblait s'accrocher à nos jours, pénétrer notre conscience comme une lointaine et désagréable fumée. Elle n'affectait pas directement ce que nous mangions, comment nous travaillions et jouions, pourtant nous ne pouvions pas nous en débarrasser - elle ne voulait pas s'en aller. Certaines personnes disaient que c'était cette guerre qui avait provoqué la crise. Mais à mon avis, il y avait d'autres causes, aussi." p 26-27

"Quand elle est morte, la vie entière de notre père a semblé s'effondrer comme un trou noir, créant cette densité que l'encyclopédie appelle singularité, une force de laquelle rien ne peut s'échapper, une négativité qui dévore même la lumière." p 62

"Au coeur de ma douleur et du choc, je connaissais une sorte de joie frénétique. Contre toute attente, Eva et moi étois en vie, et peut-être que la conscience irrépressible de notre force vitale nous donnait un éclat qui compensait largement notre gaucherie d'enfants non scolarisés. Nous avions la passion des survivants, et le manque des prudence des survivants." p 76-77

"Le regret me semblait une émotion familière. Mon esprit tâtonnait autour, comme si la lumière avait été éteinte dans une pièce connue où je finissais par trébucher sur la douleur du décès de ma mère. Je me rappelais avec mélancolie qu'elle était partie depuis presque un an Mais même cette peine n'était pas aussi profonde que la tristesse qu'éveillait en moi la splendeur de la nuit" p 83

"Parfois la forêt donnait l'impression de mener sa vie dans son coin, parfois elle donnait l'impression de se rapprocher, de planer au-dessus de nous." p. 154

"Bien sûr ce genre de choses arrive tout le temps. J'ai suffisamment étudié l'histoire pour le comprendre. Les civilisations périclitent, les sociétés s'effondrent et de petites poches de gens demeurent, rescapés et réfugiés, luttant pour trouver à manger, pour se défendre de la famine et des maladies et des maraudeurs tandis que les herbes folles poussent à travers les planchers des palais et que les temples tombent en ruine." p 188