mardi 10 novembre 2020

Asta : un roman puzzle sur l'Amour sublimé par une écriture charnelle et poétique

Les auteur-e-s islandais-e-s ont un don pour décrire avec brio, force et poésie les sentiments humains tout comme la nature qui les entoure, probablement car la littérature et la poésie sont profondément ancrés dans leur culture. C'est le cas des romans d'Olafdottir, c'est aussi le cas dans ceux de Jón Kalman Stefánsson, célèbre auteur islandais dont j'avais déjà parlé ici il y a quelques années, à propos d'une belle fresque romanesque et historique intitulée D'ailleurs les poissons n'ont pas de pieds.


Son dernier roman, Ásta  fait le récit croisé des existences d'une jeune fille prénommée Ásta, de son père Sigvaldi, de sa mère Helga, et de nombreux personnages de son entourage (sa nourrice, son premier amour...), sans oublier certains chapitres consacrés au narrateur, lui même écrivain. L'auteur saute en plus sans prévenir d'une époque à une autre, passant des années 50 à l'époque actuelle pour revenir aux années 60... Autant dire qu'au début on peut s’emmêler un peu les pinceaux, chaque chapitre abordant la vie d'un personnage à une époque différente.

"Il est impossible de raconter une histoire sans s'égarer, sans emprunter des chemins incertains, sans avancer et reculer, non seulement une fois, mais au moins trois - car nous vivons en même temps à toutes les époques." (le narrateur, p 46 )

L'histoire débute dans les années 50 au moment où la passion anime Sigvaldi et Helga. Un couple autant fusionnel que destructeur comme nous l'apprendra le roman par la suite. De cet union née Ásta , dont le prénom émane d'une grande figure de la littérature islandaise et qui, à une lettre près, signifie Amour (Ast). Sa mère, Helga, est une femme tourmentée qui ne se sent pas à sa place dans le rôle de mère et de femme au foyer, elle a cette urgence de vivre qui fait qu'elle se sent à l'étroit dans sa vie. Sigvaldi, le père, est marin-pécheur et, quand il n'est pas en mer, il tente de maintenir un équilibre émotionnel avec sa femme au tempérament explosif.. On comprend de manière elliptique que leur passion, leur amour ardent, la fureur de vivre d'Helga a fini par dévorer leur relation et par faire exploser leur famille.

"[...] la vie de l'homme est si courte, en soi, elle n'est pas plus longue que l'espace qui sépare le jour de la nuit. Voilà pourquoi nous devons faire durer pleinement et entièrement les moments où notre existence toute entière vibre. Où elle s'approfondit au point, parfois, de devenir bonheur." p 17

Après une enfance apparemment chaotique, on accompagne Ásta, adolescente, dans les années 60, qui se retrouve à passer un été dans une ferme isolée des fjords de l'ouest, aux cotés d'un fermier complètement renfermé sur lui-même, de sa vieille mère sénile et de Josef, un garçon de ferme aussi étrange que fascinant. Cet été va bouleverser la vie de la jeune fille et va la faire grandir indubitablement.

A travers les récits croisés et mélangés de chaque personnage, l'auteur livre ici l'histoire tragique  d'amours passionnés ce sentiment si fort qui peut ronger l'âme jusqu'à la folie. Chaque personnage, même secondaire, apporte au récit son histoire d'amour et sa mélancolie.
En y réfléchissant, on peut aussi penser qu' Ásta est un roman sur la transmission, l'héritage émotionnel que peuvent laisser les parents à un enfant.  
Ce récit est construit comme un puzzle, où, à la fin, on comprend les liens qui unissent ou ont uni les différents personnages.

"Il y a en toi des bouillonnements si puissants et communicatifs que ça m'effraie. Ils sont si violents que j'ai peur de t'aimer. Tellement peur de perdre le contrôle de ma vie. Notre amour me terrifie." p 393

Comme à son habitude, Jón Kalman Stefánsson nous éblouit par son écriture sensible et poétique. La poésie est d'ailleurs très présente sur la forme comme sur le fonds, nombreuses étant les références à la littérature islandaise, notamment les célèbres poètes. Son récit est également teinté par moments d'un érotisme mélancolique et les réflexions philosophiques ne sont pas en reste.

"Les vérités du coeur ne font pas toujours bon ménage avec celles du monde. C'est cela qui rend la vie incompréhensible. C'est notre douleur. Notre tragédie. La force qui fait notre lumière." p 483

J'ai beaucoup aimé ce roman, même si je reconnais qu'au début j'étais un peu déboussolée par sa construction, notamment les "sauts" temporels d'un chapitre à l'autre. Une fois habitué, on rentre dans l'histoire et on se laisse porter par cette superbe écriture, profonde, charnelle, qui décrit tellement bien les sentiments humains. Et on veut vraiment savoir ce que devient cette jeune femme !

Ásta / Jón Kalman Stefánsson .- Grasset, 2018

J'ai pour habitude de corner les pages contenant des phrases m'ayant marqué, par leur beauté ou leur force. Autant dire que j'ai corné un certain nombre de pages de ce livre. 

Voici d'autres belles citations que j'ai relevé :

"Les fjords qui s'ouvrent comme autant de cris face à l'océan glacial et ses abîmes, certains sont une fureur, une haine muette, d'autres un soupir d'apaisement, la plupart peut-être tout cela à la fois." p 59

"Il est écrit quelque part que la houle est le cri de l'abîme. Une colère immémoriale. Colère contre quoi, je ne saurai le dire. Peut-être contre la mort. Ou la vie elle-même, son injustice, bien que je ne voie pas vraiment en quoi la mer et ses profondeurs pourraient avoir une opinion sur la vie et la mort." p 73

"Les mots sont-ils assez puissants pour ressusciter la joie qui s'enfuit - créer un sens nouveau quand tout s'est affadi?
Non, il faut réessayer en redoublant d'efforts.
Mais à l'ouest, c'est la quiétude absolue
." p175

"Moi je suis prisonnière parce que je vois les barreaux de ma cellule. On t'a débranché à temps. On a annihilé ton impatience, ta fougue, ta soif de nouveauté, ton désir d'imprévu. Moi, je dois composer avec tout ça. Voilà mon malheur." Helga, p 297

"L'argent, c'est comme un labyrinthe qui vous enferme et vous déambulez d'un cercle à l'autre jusqu'à prendre conscience que ce n'est pas vous qui le collectionnez, mais lui qui vous collectionne." p 317

"Août, n'est-ce-pas le mois le plus important car il porte en lui toute la profondeur de l'été, les soirées rêveuses, des senteurs lourdes et capiteuses. Il porte en lui la vie arrivée à maturité, mais aussi le soupçon de l'autmone à venir, ce moment où tout pâlit. Puis les ténèbres s'épaississent." p 433