vendredi 18 mars 2022

Laissez-vous tirer vers les profondeurs d'une sombre et mystérieuse vallée avec Les Oscillants

Les oscillants est un roman italien aussi étrange qu'intriguant.

Dans les années 1980, une jeune ethnomusicologue se rend dans à Crottarda, un village perdu au fonds d'une sombre vallée humide, afin d'étudier de mystérieux chants de bergers qui la hantent depuis l'enfance. Elle côtoie alors d'étranges villageois renfermés sur eux-mêmes, plutôt taciturnes, aux coutumes marginales. Vivant la plupart du temps dans l'ombre, le froid et l'humidité, ils entretiennent une vive rivalité avec le village "d'en haut" constamment ensoleillé. 

La jeune femme partage sa chambre de bonne avec une adolescente, Bernadetta, orpheline à la fois naïve et dure, elle entretient cependant une étrange amitié avec elle. Cette dernière va d'ailleurs l'aider à rencontrer les fameux bergers. Tous les personnages peuplant cette vallée oscillent entre farces, rivalité, mystères et sincérité. Aussi la narratrice ne saura jamais qui croire, que croire, à qui se fier et elle semble ne jamais trouver de réponses à ses questions. 


Claudio Morandini livre ici un roman à l'ambiance sombre, poisseuse, même oppressante par moment, sur la montagne, les mystères de la forêt et l'isolement. On oscille à plusieurs reprises avec le fantastique, à moins que l'oscillement soit psychologique ?
L'épilogue reste ouvert à toute interprétation et beaucoup de questions restent en suspens. Aussi, je suis restée un peu sur ma faim quant à l'intrigue mais ce roman brille par ces qualités d'écriture, l'originalité du cadre et des personnages. Le style est assez recherché, il m'est arrivé plusieurs fois de m'arrêter dans ma lecture afin de chercher le sens d'un mot que je ne connaissais pas.

L'écriture est forte, souvent métaphorique et très empathique. La narration se veut quelques fois absurde ou ironique mais avec un suspense toujours grandissant. D'où une certaine frustration en ce qui concerne le manque de réponse !

 Les oscillants / Claudio Morandini. traduit de l'italien par Laura Brignon. - Ed Anacharsis, 2021


 Quelques citations : "Les hommes parlent tout seuls, avec des voix de stentor. Ils n'en sont pas conscients, si on le leur fait remarquer ils s'étonnent, ne savent que répondre. Au cours de leurs longues journées sur les alpages, il leur est aussi naturel de déclamer à voix haute que de penser : en fait, c'est un distillat de pensée, une manière de mettre de l'ordre dans le capharnaüm de préoccupations troubles qui les enchaîne à la terre." p 150 "

"Vraiment, je les sens osciller, ces pauvres Crottardais, dans chacun de leurs gestes, chaque jour, et si je pouvais les observer pendant leur vie tout entière, je les verrai osciller de leur naissance à leur mort, entre leur existence officielle et leur coté secret, entre leur besoin de lumière, toujours trop ténue et précaire, et leur attirance pour l'obscurité qui les poursuit jusque dans leurs maisons, dans leur sommeil, entre l'explosion hilare et triviale de leurs farces et une irritabilité qui, souvent, met brutalement fin à leurs tours les plus élaborés et révèle une mélancolie tangible." p 166

jeudi 24 février 2022

madame Hayat : Amour, littérature et désir de liberté dans une "démocrature"

Prix Fémina étranger 2021, prix Transfuge du meilleur roman européen... Les éloges sont multiples pour le dernier roman de l'écrivain turc  Ahmet Alta.
Pour ma part, je suis partagée : j'ai beaucoup aimé la forme mais un peu moins le fonds !



Entre deux femmes son coeur balance

Fazil est un jeune homme qui se voit chuter de classe sociale suite suite au décès soudain de son père, part étudier la littérature à la capitale et vivre en collocation. Pour gagner sa vie, il fait de la figuration pour la télévision et c'est là qu'il rencontre une mystérieuse femme d'âge mûr à la personnalité intrigantes dont il va tomber sous le charme. Cette dernière fait fi de tout préjugé et semble conserver son flegme quels que soient les circonstances. Madame Hayat initie Fazil à une forme de philosophie de vie et un érotisme dont il n'est pas indifférent!

En parallèle, Fazil rencontre une jeune femme de son âge, Sila, qui a elle aussi brusquement changé de statut social depuis que les biens de sa famille ont été confisqués par le gouvernement. Il partage avec elle l'amour de la littérature et elle lui ouvre les yeux sur la réalité politique du pays. Or, cette dernière a une personnalité complètement différente de celle de madame Hayat, beaucoup plus sensible à l'actualité, plus impulsive aussi.

Le coeur de Fazil balance -secrètement bien entendu- entre ces deux femmes que tout oppose. J'avoue que j'ai eu beaucoup de mal à m'identifier au narrateur qui m'apparaît comme égoïste, indécis naïf et un brin énervant. Mais à travers ces amours ce sont deux parts de lui qui s'opposent. Et, en complément de l'éducation sentimentale, a lieu l'éveil d'une conscience politique.

La beauté du texte, la force des mots

J'ai beaucoup aimé le style d'écriture de l'auteur qui fait qu'on se régale au fil des mots. Les descriptions des personnages et notamment de madame Hayat sont absolument magnifiques, puissantes et envoutantes. 

"Elle parlait avec douceur et calme, laissant parfois de longs silences au milieu de ses phrases. Ses paroles coulaient lentement, sans agitation, comme un fleuve au large cours, maintenant l'auditeur en haleine par une puissance étonnante, et la pure absence d'émotion qui émanait de sa conversation ne faisait qu'alimenter le trouble de celui qui l'écoutait. Cela venait de sa beauté, et de sa voix étrangère au monde, issue de profondeurs mystérieuses, aux ondulations évoquant des courants sous-marins, qui diffusait dans chacun de ses mots un inexplicable et impalpables parfum d'intelligence." p 41

Derrière ce romantisme teinté d'érotisme délicat, il fait de ces deux personnages féminins des figures de résistance et de courage. Et surtout, en toile de fonds de ces histoires d'amour il y a le contexte actuel de la Turquie (bien que le pays ne soit jamais nommé!) : censure, stigmatisation, intimidations, climat de peur... ce qui donne une véritable force politique à ce roman.

Par ailleurs, il y a de vraies belles réflexions sur le sens de la littérature, le besoin d'évasion, de liberté. Et quand on sait que l'auteur a écrit ce roman pendant son emprisonnement, cela prend un sens d'autant plus important !

"Je faisais ma mue, tels ces serpents du désert dans les documentaires que je regardais avec madame Hayat, je m'extirpais hors de mon être. J'étais toujours moi, mais dans une nouvelle peau, en proie à de nouveaux sentiments, plus complexes et chaotique que les anciens. Ceux-ci étaient toujours là, part morte au fond de moi, présents mais morts. En dehors de ce qu'il me restait du passé, je n'avais plus aucun rapport avec moi-même. Je songeais à la confiance que j'éprouvais autrefois, aux émotions qu'alors elle nourrissait, émotions clairsemées, discrètes, inoffensives, comme de petites fleurs des champs, et à présent desséchées, piétinées, égarées au milieu d'émotions neuves qui, elles, me lacéraient l'âme et y laissaient de profonds sillons [...]" p 197


Madame Hayat /Ahmet Altan . - Acte Sud, 2021

samedi 15 janvier 2022

C'est l'heure du thé ! Lisez Rebecca

 Après avoir lu le dernier roman de Cécile Coulon j’avais envie de lire Rebecca de Daphné du Maurier, que je n’avais en fait jamais lu ! En effet, de nombreuses critiques ont fait le parallèle entre les deux romans, accusant la jeune autrice de plagiat. Même couverture rouge pour cette édition en tout cas de Rebecca en tout cas, une grande demeure isolée dans la forêt, une toute jeune femme mariée à un riche propriétaire, une première femme décédée autour de laquelle plane une ombre de mystère… Il y a certes pas mal de similitudes, cependant Rebecca est un roman beaucoup plus profond et abouti dans les cheminements psychologiques des personnages.



Écrit en 1938 et considéré comme un chef d’œuvre pour certains, ce roman a gagné en popularité suite à l’adaptation cinématographique qu’en a fait Hitchcock 2 ans plus tard.

La narratrice revient sur ses années « Manderley ». Alors qu’elle est une toute jeune femme discrète et plutôt insignifiante, elle rencontre un homme fortuné et devient la seconde Mme De Winter. Un mariage improbable qui l’emmène sur le domaine de Manderley au bord de la mer du Nord. Mais difficile pour la jeune femme de se faire une place dans le beau domaine lorsque plane sans cesse l’ombre de la 1ère épouse, Rebecca qui semblait vénérée par tous. De plus, la jeune femme doit faire face à une gouvernante revêche et à un mari à l’humeur instable.

Dans ce roman à forte dimension psychologique, on suit avec intérêt et inquiétude le cheminement intérieur de la jeune femme qui évolue dans une atmosphère pesante, et qui, en proie avec son manque de confiance en elle et la pression sociale, part des fois dans des divagations savamment énoncées. On est complètement plongés dans la bourgeoisie anglaise du début du XXème siècle et les descriptions de la natures sont absolument magnifiques.

Avec une écriture très naturelle et fluide pour un roman écrit il y a près de 100 ans, Rebecca est un livre captivant sur les démons du passé qui dresse le portrait psychologique intéressant de différents protagonistes. C’est véritablement ce qu’on appelle un livre d’ambiance !