vendredi 18 mars 2022

Laissez-vous tirer vers les profondeurs d'une sombre et mystérieuse vallée avec Les Oscillants

Les oscillants est un roman italien aussi étrange qu'intriguant.

Dans les années 1980, une jeune ethnomusicologue se rend dans à Crottarda, un village perdu au fonds d'une sombre vallée humide, afin d'étudier de mystérieux chants de bergers qui la hantent depuis l'enfance. Elle côtoie alors d'étranges villageois renfermés sur eux-mêmes, plutôt taciturnes, aux coutumes marginales. Vivant la plupart du temps dans l'ombre, le froid et l'humidité, ils entretiennent une vive rivalité avec le village "d'en haut" constamment ensoleillé. 

La jeune femme partage sa chambre de bonne avec une adolescente, Bernadetta, orpheline à la fois naïve et dure, elle entretient cependant une étrange amitié avec elle. Cette dernière va d'ailleurs l'aider à rencontrer les fameux bergers. Tous les personnages peuplant cette vallée oscillent entre farces, rivalité, mystères et sincérité. Aussi la narratrice ne saura jamais qui croire, que croire, à qui se fier et elle semble ne jamais trouver de réponses à ses questions. 


Claudio Morandini livre ici un roman à l'ambiance sombre, poisseuse, même oppressante par moment, sur la montagne, les mystères de la forêt et l'isolement. On oscille à plusieurs reprises avec le fantastique, à moins que l'oscillement soit psychologique ?
L'épilogue reste ouvert à toute interprétation et beaucoup de questions restent en suspens. Aussi, je suis restée un peu sur ma faim quant à l'intrigue mais ce roman brille par ces qualités d'écriture, l'originalité du cadre et des personnages. Le style est assez recherché, il m'est arrivé plusieurs fois de m'arrêter dans ma lecture afin de chercher le sens d'un mot que je ne connaissais pas.

L'écriture est forte, souvent métaphorique et très empathique. La narration se veut quelques fois absurde ou ironique mais avec un suspense toujours grandissant. D'où une certaine frustration en ce qui concerne le manque de réponse !

 Les oscillants / Claudio Morandini. traduit de l'italien par Laura Brignon. - Ed Anacharsis, 2021


 Quelques citations : "Les hommes parlent tout seuls, avec des voix de stentor. Ils n'en sont pas conscients, si on le leur fait remarquer ils s'étonnent, ne savent que répondre. Au cours de leurs longues journées sur les alpages, il leur est aussi naturel de déclamer à voix haute que de penser : en fait, c'est un distillat de pensée, une manière de mettre de l'ordre dans le capharnaüm de préoccupations troubles qui les enchaîne à la terre." p 150 "

"Vraiment, je les sens osciller, ces pauvres Crottardais, dans chacun de leurs gestes, chaque jour, et si je pouvais les observer pendant leur vie tout entière, je les verrai osciller de leur naissance à leur mort, entre leur existence officielle et leur coté secret, entre leur besoin de lumière, toujours trop ténue et précaire, et leur attirance pour l'obscurité qui les poursuit jusque dans leurs maisons, dans leur sommeil, entre l'explosion hilare et triviale de leurs farces et une irritabilité qui, souvent, met brutalement fin à leurs tours les plus élaborés et révèle une mélancolie tangible." p 166

jeudi 24 février 2022

madame Hayat : Amour, littérature et désir de liberté dans une "démocrature"

Prix Fémina étranger 2021, prix Transfuge du meilleur roman européen... Les éloges sont multiples pour le dernier roman de l'écrivain turc  Ahmet Alta.
Pour ma part, je suis partagée : j'ai beaucoup aimé la forme mais un peu moins le fonds !



Entre deux femmes son coeur balance

Fazil est un jeune homme qui se voit chuter de classe sociale suite suite au décès soudain de son père, part étudier la littérature à la capitale et vivre en collocation. Pour gagner sa vie, il fait de la figuration pour la télévision et c'est là qu'il rencontre une mystérieuse femme d'âge mûr à la personnalité intrigantes dont il va tomber sous le charme. Cette dernière fait fi de tout préjugé et semble conserver son flegme quels que soient les circonstances. Madame Hayat initie Fazil à une forme de philosophie de vie et un érotisme dont il n'est pas indifférent!

En parallèle, Fazil rencontre une jeune femme de son âge, Sila, qui a elle aussi brusquement changé de statut social depuis que les biens de sa famille ont été confisqués par le gouvernement. Il partage avec elle l'amour de la littérature et elle lui ouvre les yeux sur la réalité politique du pays. Or, cette dernière a une personnalité complètement différente de celle de madame Hayat, beaucoup plus sensible à l'actualité, plus impulsive aussi.

Le coeur de Fazil balance -secrètement bien entendu- entre ces deux femmes que tout oppose. J'avoue que j'ai eu beaucoup de mal à m'identifier au narrateur qui m'apparaît comme égoïste, indécis naïf et un brin énervant. Mais à travers ces amours ce sont deux parts de lui qui s'opposent. Et, en complément de l'éducation sentimentale, a lieu l'éveil d'une conscience politique.

La beauté du texte, la force des mots

J'ai beaucoup aimé le style d'écriture de l'auteur qui fait qu'on se régale au fil des mots. Les descriptions des personnages et notamment de madame Hayat sont absolument magnifiques, puissantes et envoutantes. 

"Elle parlait avec douceur et calme, laissant parfois de longs silences au milieu de ses phrases. Ses paroles coulaient lentement, sans agitation, comme un fleuve au large cours, maintenant l'auditeur en haleine par une puissance étonnante, et la pure absence d'émotion qui émanait de sa conversation ne faisait qu'alimenter le trouble de celui qui l'écoutait. Cela venait de sa beauté, et de sa voix étrangère au monde, issue de profondeurs mystérieuses, aux ondulations évoquant des courants sous-marins, qui diffusait dans chacun de ses mots un inexplicable et impalpables parfum d'intelligence." p 41

Derrière ce romantisme teinté d'érotisme délicat, il fait de ces deux personnages féminins des figures de résistance et de courage. Et surtout, en toile de fonds de ces histoires d'amour il y a le contexte actuel de la Turquie (bien que le pays ne soit jamais nommé!) : censure, stigmatisation, intimidations, climat de peur... ce qui donne une véritable force politique à ce roman.

Par ailleurs, il y a de vraies belles réflexions sur le sens de la littérature, le besoin d'évasion, de liberté. Et quand on sait que l'auteur a écrit ce roman pendant son emprisonnement, cela prend un sens d'autant plus important !

"Je faisais ma mue, tels ces serpents du désert dans les documentaires que je regardais avec madame Hayat, je m'extirpais hors de mon être. J'étais toujours moi, mais dans une nouvelle peau, en proie à de nouveaux sentiments, plus complexes et chaotique que les anciens. Ceux-ci étaient toujours là, part morte au fond de moi, présents mais morts. En dehors de ce qu'il me restait du passé, je n'avais plus aucun rapport avec moi-même. Je songeais à la confiance que j'éprouvais autrefois, aux émotions qu'alors elle nourrissait, émotions clairsemées, discrètes, inoffensives, comme de petites fleurs des champs, et à présent desséchées, piétinées, égarées au milieu d'émotions neuves qui, elles, me lacéraient l'âme et y laissaient de profonds sillons [...]" p 197


Madame Hayat /Ahmet Altan . - Acte Sud, 2021

samedi 15 janvier 2022

C'est l'heure du thé ! Lisez Rebecca

 Après avoir lu le dernier roman de Cécile Coulon j’avais envie de lire Rebecca de Daphné du Maurier, que je n’avais en fait jamais lu ! En effet, de nombreuses critiques ont fait le parallèle entre les deux romans, accusant la jeune autrice de plagiat. Même couverture rouge pour cette édition en tout cas de Rebecca en tout cas, une grande demeure isolée dans la forêt, une toute jeune femme mariée à un riche propriétaire, une première femme décédée autour de laquelle plane une ombre de mystère… Il y a certes pas mal de similitudes, cependant Rebecca est un roman beaucoup plus profond et abouti dans les cheminements psychologiques des personnages.



Écrit en 1938 et considéré comme un chef d’œuvre pour certains, ce roman a gagné en popularité suite à l’adaptation cinématographique qu’en a fait Hitchcock 2 ans plus tard.

La narratrice revient sur ses années « Manderley ». Alors qu’elle est une toute jeune femme discrète et plutôt insignifiante, elle rencontre un homme fortuné et devient la seconde Mme De Winter. Un mariage improbable qui l’emmène sur le domaine de Manderley au bord de la mer du Nord. Mais difficile pour la jeune femme de se faire une place dans le beau domaine lorsque plane sans cesse l’ombre de la 1ère épouse, Rebecca qui semblait vénérée par tous. De plus, la jeune femme doit faire face à une gouvernante revêche et à un mari à l’humeur instable.

Dans ce roman à forte dimension psychologique, on suit avec intérêt et inquiétude le cheminement intérieur de la jeune femme qui évolue dans une atmosphère pesante, et qui, en proie avec son manque de confiance en elle et la pression sociale, part des fois dans des divagations savamment énoncées. On est complètement plongés dans la bourgeoisie anglaise du début du XXème siècle et les descriptions de la natures sont absolument magnifiques.

Avec une écriture très naturelle et fluide pour un roman écrit il y a près de 100 ans, Rebecca est un livre captivant sur les démons du passé qui dresse le portrait psychologique intéressant de différents protagonistes. C’est véritablement ce qu’on appelle un livre d’ambiance !

vendredi 27 août 2021

L'île des âmes : Un polar sarde tellurique original

Parmi mes lectures d'été il y eut cet étonnant roman policier de Piergiorgio Pulixi. Auteur italien de romans noirs, c'est son premier livre traduit en français aux éditions Gallmeister . Une maison d'édition que j'aime beaucoup qui fait généralement découvrir les grands espaces américains mais s'ouvre dorénavant aux cultures des autres pays. J'adore notamment les jolies couvertures colorées de leurs livres. C'est d'ailleurs la superbe couverture de ce roman qui m'a tapée dans l'oeil !

Un meurtre horrible et mystérieux a lieu en Sardaigne et deux enquêtrices que tout oppose sont amenées à travailler ensemble. Cela pourrait nous faire penser à un roman policier des plus classiques mais ce n'est pas le cas.  

photo pixabay


La Sardaigne comme cadre et comme personnage à part entière

L'auteur décrit avec émotion et en connaissance de cause (puisqu'il est sarde) la Sardaigne de l'intérieur, avec ses montagnes, ses forêts, ses maquis, ses lieux de cultes ancestraux et fascinants, les Nuraghe, qui sont ici des scènes d'horribles crimes.
Mais l'ambiance se veut aussi chaleureuse en plus de mystérieuse avec aussi la mer et les plages. Et c'est sans compter le poids des traditions, des silences, de la famille et des secrets.
Les descriptions de paysages, de la culture sarde ainsi que les dialogues entre les personnes du "cru" sont souvent entrecoupés de mots typiquement sardes.
"Dans les hameaux de l'arrière-pays sarde, sa oghe de Deu, la cloche scandait encore les étapes fondamentales des habitants..." (p 67)
Ainsi, chaque page est imprégnée de l’atmosphère particulière de l'île italienne. La Sardaigne apparaît ici comme un personnage à part entière.
On est véritablement immergé dans cette "île des âmes", cette terre aux croyances ancestrales... 

photo de nuraghe sarde by Wikimedia Commons


Les personnages? 

Mara Rais, une policière sarde aux réparties cinglantes et aux tenues pimpantes, mère d'une petite fille et fraîchement séparée se retrouve aux "affaires classées "qui tente de faire bonne figure...
Eva Croce, une milanaise aux tenues gothiques, brillante profiler, fraichement mutée à Cagliari suite à une bavure. Elle tente de se reconstruire après un passé très douloureux.
Barrali, un inspecteur proche de la retraite qui se bat contre un cancer. Il est obsédé par des affaires de meurtres non résolues datant d'il y a trente ans, des meurtres rituels où les victimes étaient mises en scènes dans des lieux sacrés, affublées de masques ancestraux et de peaux de bêtes le jour de sa die de mortos (le jour des morts).
Un clan vivant en autarcie selon des lois ancestrales au fin fond de la campagne sarde dans la Bargagia supérieure.
Voici pour les plus importants, bien qu'il y ait foule de personnages secondaires, tous ayant leur importance dans le déroulement de l'histoire.

C'est alors qu'a lieu le meurtre sauvage d'une jeune femme disparue qui porte d'étranges similitudes avec les crimes anciens jamais élucidés. S'en suit une enquête qui patauge, une énigme qui poussent les enquêteurs dans leurs retranchements.

Un roman sociologique, psychologique et tellurique

La psychologie des personnages est savamment étudiée et dévoilée sporadiquement, avec beaucoup de subtilité.
Les chapitres suivent successivement les avancées de Mara, Eva, Barrali, le clan ancestral et quelques autres personnages, nous plongeant dans leurs pensées et dans leur passé nous permettant ainsi de mieux les cerner et d'essayer de faire le lien entre les différents protagonistes.

J'ai lu ce polar tellurique avec beaucoup d'attention. C'est un roman policier qui s'intéresse davantage au cheminement des enquêteurs qu'à l'enquête elle-même. L'histoire est bien construite, richement  documentée sur les cultures ancestrales.

C'est un roman qui aborde également d'autres sujets comme le poids du passé, l'héritage culturel, l'émancipation, etc.

Il n'y a pas de rebondissement spectaculaire et la fin m'a semblée comme suspendue. Cependant, j'ai trouvé que ce polar était fort original, bien écrit, intriguant invitant à la réflexion.
Pulixi signe un très bon roman noir ethno-psychologique.

Quelques citations :

"Eva se laissa aller à penser que certaines personnes étaient des digues. Mais pas dans une acception négative. Des digues qui, d'un regard, d'un mot ou même par leur simple présence, te permettaient de te glisser dans ton propre torrent existentiel, sans débordement, sans qu'un élan sentimental soudain te submerge d'un trop-plein de vie, de coeur, de larmes. Des digues/ Pour que le courant ne perde pas de sa force. Des digues. Pour garder le regard fixé vers l'horizon de ses désirs." p 67.

"Toutes les affaires d'homicides ne sont pas identiques. Certaines te collent à la peau pour toujours. Tu les portes en toi comme des cicatrices. Au bout de quelques années, elles cessent de te faire mal et tu n'y prête plus attention. Elles deviennent une partie de toi. Le tissu cicatriciel s'atténue au point que tu finis par ignorer sa présence. Mais il suffit d'un détail, d'une odeur, d'un regard ou d'un mot pour réinfecter la plaie, pour rouvrir la boîte de Pandore que tous les enquêteurs ou presque gardent en eux, laissant libre cours à des souvenirs corrosifs et à une culpabilité aussi sournoise que des parasites intestinaux." p 427

"[...] Moi je crois plutôt que l'homicide brise un équilibre vital, et que si cet équilibre n'est pas rétabli d'une manière ou d'une autre, le défaut de justice crée des ondes chaotiques qui se répercutent sur nos vies à tous : policiers et victimes. Le mal qui n'est pas cautérisé génère un mal nouveau, dans une spirale infinie."p 429

vendredi 2 juillet 2021

Nous tombons : un roman subtil et délicat sur cinq âmes à la dérive

Nous tombons. Tel cet avion de chasse qui se crashe dans une petite ville de Suède. Et comme ces cinq personnes qui vivent des moments difficiles au début des années 1990 et pour qui cet accident aura une incidence à des degrés divers. Sombrer dans la dépression, toucher le fond. Et se relever. Voici le thème central de ce premier roman de la suédoise Anna Platt.


Nous tombons est composée cinq histoires qui pourraient presque être des nouvelles indépendantes, cinq personnages et narrateurs différents qui, à priori, n’ont rien en commun.

Käre est un pilote désabusé et mélancolique qui se met à rêver d'une ancienne conquête jusqu’à en devenir un peu obsédé.
Marie-Louise, employée d’une agence immobilière, se retrouve complètement perdue et déprimée lorsque son petit ami la quitte.
Monica, la cinquantaine, est atteinte d’un cancer. Lorsqu’elle croise par hasard sa fille qu’elle n’a pas vu depuis 10 ans au supermarché, son passé refait surface et l'on découvre ses secrets...L'histoire la plus dure mais aussi la plus captivante à mon goût !
Elis est un vieux monsieur résidant en maison de retraite au côté de son « meilleur ami » et de l’ex-femme de celui-ci dont il est secrètement amoureux depuis sa jeunesse. Un drôle de trio dont on découvre l’étonnante histoire au fur et à mesure. Passionné d’oiseaux, il rêve de voir un faucon kobez avant de mourir.
Ida est une adolescente en deuil : elle a récemment perdu sa maman.  Brillante nageuse, elle s’entraîne dur pour la prochaine compétition.  Mais elle se sent seule, triste et aimerait un peu plus d’attention de la part de son papa.
Ces cinq personnes que rien ne semble relier ont pourtant chacune un point commun, cette impression de sombrer, et chaque personnage a un lien avec un autre comme on le découvre, très subtilement, au fil des pages. 

Auteure de scripts pour le cinéma, Anna Platt parvient à rendre son récit très réaliste grâce à des phrases courtes, percutantes, des descriptions assez précises de l’environnement de ses personnages. Sans entrer dans le pathos, l'auteure dresse des portraits touchants de ces âmes à la dérive tout en gardant une certaine distance, sans entrer dans les détails, révélant les informations importantes au compte-goutte.

Avec subtilité, l'auteure suédoise signe là un premier roman puissant par les sujets abordés et délicat par son écriture, à forte dimension sociologique et psychologique.

J’ai lu ce livre quasi d’une traite. On est surpris jusqu’à la dernière page et on a envie de le relire ensuite pour bien comprendre les liens, souvent ténus, entre les différents personnages.

Nous tombons / Anna Platt . - Gallimard, 2020

Quelques citations :

Marie-Louise : « Lundi, je suis au bureau. Comme si de rien n’était. Comme si je n’avais pas perdu la sensibilité dans mes bras et mes jambes et ne devais pas constamment me rappeler d’inspirer et d’expirer » p . 71

Käre « La vie pulse par tous mes pores. La vie, la vie. J’essaie de garder cette sensation, de l’aspirer en moi, de la dévorer. Mais je connais les dangers de cette quête éperdue. Je sais que cette sensation aura tôt fait de disparaître. » p 54

Elis « Notre existante parallèle, à Stina et moi, est d’une perfection si vertigineuse que je suis heureux de ne pas connaître cette vie-là. Car on ne peut pas troubler un rêve. » p 207

Elis « Il se passe quelque chose de spécial avec l’oiseau qu’on veut avoir. Tous les autres pâlissent à côté et lui seul à de la valeur. » p 184 

« J’ai accepté l’absurdité de la vie et mon insignifiance à titre personnel. Je ne cherche pas à laisser des traces de mon passage sur terre. Mais avant de mourir, j’aimerais bien voir un faucon kobez planer dans les airs. »

samedi 12 juin 2021

Une immense sensation de calme : Un petit roman puissant aux allures de conte

Une immense sensation de calme est le premier roman de l'autrice française Laurine Roux, sorti en 2018. Conseillé par un collègue, j'en ai apprécié la lecture, très agréable et captivante et le style poétique et aux frontières du fantastique. Cela m'a d'ailleurs un peu déroutée au début ne sachant pas trop de quel coté se trouvait l'histoire (monde réel ou imaginaire?) mais je me suis vite laissée captiver par l'écriture puissante de l'autrice qui est une conteuse de talent.


Nous sommes dans un pays de l'Est aux frontières de la taïga, probablement en Russie, à une époque indéterminée. La narratrice, une jeune orpheline, a un coup de foudre pour un beau jeune homme mystérieux, robuste, un peu sauvage prénommé Igor. Alors que sa "baba" (grand-mère) vient de mourir, elle quitte tout pour partir vivre avec lui dans la forêt. Commencent pour eux une vie nomade à deux. Igor subsiste en livrant des vivres à de vieilles femmes isolées. S'ils souhaitent vivre d'amour et d'eau fraîche, ils vont cependant devoir affronter les conditions climatiques difficiles. Par ailleurs, au fil des rencontres, le passé refait surface, dévoilant d'étranges et terribles secrets...

Prenant la forme d'un conte un peu mystique, ce beau petit livre raconte la force de l'amour, plusieurs histoires sentimentales tragiques formant ainsi le coeur du récit. C'est également un récit sur le poids de l'Histoire (avant et après le "Grand oubli" succédant à une terrible guerre) et des traditions, et sur l'omniprésence de la mort abordée ici comme un "passage"

Avec des phrases courtes et percutantes, l'autrice entretient un rythme prenant où des secrets liés à un passé tragique sont dévoilées au fil des pages. On flirte ici avec le fantastique : il est question de créatures mi hommes-mi bêtes, d'"Invisibles", de "Grand Oubli", de "passage" vers l'autre coté.... La nature tient une place primordiale dans ce petit roman, les hommes et femmes respectent leur environnement jusqu'à être en pleine communion avec lui.

Un roman-fable aussi magnifique que cruel qui souligne les méandres de l'âme humaine, des sentiments les plus nobles comme l'amour et l'entraide aux plus obscure tels le rejet, la haine, la violence. Une écriture puissante, poétique qui ne vous laissera pas indifférent.


Grand prix SGDL 2018.

Quelques citations :

 "Depuis la maison de la vieille Grisha, trois heures de marche mènent à ce trou de vie creusé par l'effort et poli par la solitude. Sur le chemin, j'ai peur. La crête marneuse est raide. [...] Mes semelles s'enfoncent dans cette chair de pierre molle. [...] Mon ombre se confond à son ombre. J'ai souvent cette impression d'être aspirée jusqu'à m'évaporer dans son sillage." p 15

"Il y a des gens qui sont bâtis pour exister toujours, leur corps éblouissant érigé pour résister aux assauts du temps, de la maladie et de la mort. Des anatomies de soleil et d'éclat." p 43

"Un rai de lune perce à travers les volets. Le feu s'est éteint. Tochko ronfle. Dans son sommeil, Igor semble moins agité. De la vapeur sort à intervalles réguliers de sa bouche. J'y vois flotter le cadavre de l'ourse. Alors j'approche mes lèvres des siennes et aspire la vision." p 52

"Nous sommes des dieux qui ont reçu la beauté en héritage. La splendeur de la jeunesse est éternelle. Seuls comptent le plaisir de l'effort et celui d'être là. Simplement là, ici et maintenant. Seulement la puissance de l'instant, Igor et la taïga" p 53

"Mais la déchirure du temps, la douleur de l'absence ont tôt fait de violacer les reflets d'aurore et, dans le silence bruissant du passé, la vieille respire longuement, replace chaque ride, chaque pli sur son visage, et la peau froncée, gardienne du souvenir, fait refluer la mémoire de son corps loin  à l'intérieur des chairs, scellée pour le futur." p 94

mercredi 2 juin 2021

Les gratitudes : une émouvante histoire sur la vieillesse et les regrets

Après quelques lectures fastidieuses et pas très gaies, je me suis laissée entraîner par ce joli petit roman de l'autrice française Delphine De Vigan, célèbre pour ses nombreux livres dont Rien ne s'oppose à la nuit ou D'après une histoire vraie. Après Les loyautés, l'autrice continue d'explorer les sentiments les plus complexes. Lu en un week-end, Les gratitudes est une émouvante histoire sur la vieillesse, le temps qui passe, les regrets. Un style épuré qui va droit au coeur et fait de ce petit livre une lecture agréable et bénéfique.



Michka est une vielle dame drôle et sensible. Amoureuse des mots, ancienne traductrice, là voilà qui cherche ses mots, qui mélangent les lettres. "D'accord" devient "d'abord", "Merci" devient "merdi" ... Mais si les mots s'envolent, les souvenirs reviennent ainsi que d'étranges rêves...
Célibataire et sans enfant, Michka est cependant très proche d'une jeune femme prénommée Marie. Au fil des pages, on va d'ailleurs découvrir le lien très fort qui uni les deux femmes. Une belle histoire de transmission...

Lorsqu'arrive le moment où la vieille dame ne peut plus être autonome, elle se retrouve en maison de retraite. C'est là qu'elle rencontre Jérôme, un orthophoniste qui vient régulièrement la voir pour travailler sur ses troubles du langage. Attentionné, bienveillant, Jérôme est rapidement touché par la tendresse et l'humour de Michka.

C'est à travers les voix de Marie et de Jérôme qu'est racontée la vie de la vieille dame. Elle leur fait part de son regret de n'avoir pu remercier certaines personnes, il y a très longtemps... Et ce regret, au crépuscule de sa vie, est comme une épine dans son coeur. Avec subtilité, l'autrice révèle la difficulté de dire à ses proches qu'on les aime ou qu'on souhaite les remercier, par pudeur ou par oubli.

Delphine De Vigan livre ici un récit délicat et sincère sur la vieillesse, plein de bienveillance et d'empathie, sans entrer dans le pathos. Son récit pourtant simple est ponctué de nombreuses touches humoristiques et poétiques ce qui le rend d'autant plus touchant !


Quelques citations que j'ai bien aimé :


"Vous êtes-vous déjà demandé combien de fois dans votre vie vous aviez réellement dit merci? Un vrai merci. L'expression de votre gratitude, de votre reconnaissance, de votre dette." p 11

"Je chéris le tremblement de leurs voix. Cette fragilité. Cette douceur. Je chéris leurs mots travestis, approximatifs, égarés, et leurs silences." p 42

"Je les vois comme si j'y étais, ces étendues vides, arides, ces chemins dévastés, qui surgissent au milieu de ses phrases quand elle tente de parler.[...] Sa voix, asphyxiée par l'étau de la défaite, se désagrège. Des obstacles inconnus lui barrent le passage. Masses sombres, elles-mêmes innommables." p 133