jeudi 24 février 2022

madame Hayat : Amour, littérature et désir de liberté dans une "démocrature"

Prix Fémina étranger 2021, prix Transfuge du meilleur roman européen... Les éloges sont multiples pour le dernier roman de l'écrivain turc  Ahmet Alta.
Pour ma part, je suis partagée : j'ai beaucoup aimé la forme mais un peu moins le fonds !



Entre deux femmes son coeur balance

Fazil est un jeune homme qui se voit chuter de classe sociale suite suite au décès soudain de son père, part étudier la littérature à la capitale et vivre en collocation. Pour gagner sa vie, il fait de la figuration pour la télévision et c'est là qu'il rencontre une mystérieuse femme d'âge mûr à la personnalité intrigantes dont il va tomber sous le charme. Cette dernière fait fi de tout préjugé et semble conserver son flegme quels que soient les circonstances. Madame Hayat initie Fazil à une forme de philosophie de vie et un érotisme dont il n'est pas indifférent!

En parallèle, Fazil rencontre une jeune femme de son âge, Sila, qui a elle aussi brusquement changé de statut social depuis que les biens de sa famille ont été confisqués par le gouvernement. Il partage avec elle l'amour de la littérature et elle lui ouvre les yeux sur la réalité politique du pays. Or, cette dernière a une personnalité complètement différente de celle de madame Hayat, beaucoup plus sensible à l'actualité, plus impulsive aussi.

Le coeur de Fazil balance -secrètement bien entendu- entre ces deux femmes que tout oppose. J'avoue que j'ai eu beaucoup de mal à m'identifier au narrateur qui m'apparaît comme égoïste, indécis naïf et un brin énervant. Mais à travers ces amours ce sont deux parts de lui qui s'opposent. Et, en complément de l'éducation sentimentale, a lieu l'éveil d'une conscience politique.

La beauté du texte, la force des mots

J'ai beaucoup aimé le style d'écriture de l'auteur qui fait qu'on se régale au fil des mots. Les descriptions des personnages et notamment de madame Hayat sont absolument magnifiques, puissantes et envoutantes. 

"Elle parlait avec douceur et calme, laissant parfois de longs silences au milieu de ses phrases. Ses paroles coulaient lentement, sans agitation, comme un fleuve au large cours, maintenant l'auditeur en haleine par une puissance étonnante, et la pure absence d'émotion qui émanait de sa conversation ne faisait qu'alimenter le trouble de celui qui l'écoutait. Cela venait de sa beauté, et de sa voix étrangère au monde, issue de profondeurs mystérieuses, aux ondulations évoquant des courants sous-marins, qui diffusait dans chacun de ses mots un inexplicable et impalpables parfum d'intelligence." p 41

Derrière ce romantisme teinté d'érotisme délicat, il fait de ces deux personnages féminins des figures de résistance et de courage. Et surtout, en toile de fonds de ces histoires d'amour il y a le contexte actuel de la Turquie (bien que le pays ne soit jamais nommé!) : censure, stigmatisation, intimidations, climat de peur... ce qui donne une véritable force politique à ce roman.

Par ailleurs, il y a de vraies belles réflexions sur le sens de la littérature, le besoin d'évasion, de liberté. Et quand on sait que l'auteur a écrit ce roman pendant son emprisonnement, cela prend un sens d'autant plus important !

"Je faisais ma mue, tels ces serpents du désert dans les documentaires que je regardais avec madame Hayat, je m'extirpais hors de mon être. J'étais toujours moi, mais dans une nouvelle peau, en proie à de nouveaux sentiments, plus complexes et chaotique que les anciens. Ceux-ci étaient toujours là, part morte au fond de moi, présents mais morts. En dehors de ce qu'il me restait du passé, je n'avais plus aucun rapport avec moi-même. Je songeais à la confiance que j'éprouvais autrefois, aux émotions qu'alors elle nourrissait, émotions clairsemées, discrètes, inoffensives, comme de petites fleurs des champs, et à présent desséchées, piétinées, égarées au milieu d'émotions neuves qui, elles, me lacéraient l'âme et y laissaient de profonds sillons [...]" p 197


Madame Hayat /Ahmet Altan . - Acte Sud, 2021