vendredi 25 octobre 2019

"Leurs enfants après eux" : une écriture forte et lumineuse pour décrire l'adolescence et la fracture sociale

J'ai lu dernièrement le livre récompensé par le prix Goncourt 2018, Leurs enfants après eux, deuxième roman du lorrain Nicolas Mathieu. 
Tout comme dans son premier roman Aux animaux la guerre (que je n'ai pas lu) ce livre décrit l'impact de la désindustrialisation en province et fait une peinture douce amère de la période de l'adolescence. 
Le roman nous plonge dans les années 1990, à Heillange  une petite ville au nord de la Moselle où les hauts fourneaux ont fermé dix ans plus tôt, plongeant toute une région dans la crise économique. On suit les parcours de trois adolescents durant quatre étés de la décennie 90.


Parcours croisés de trois ados dans les années 90

Le récit se divise en quatre parties retraçant chacune un volet de l’adolescence des personnages principaux et de leurs entourage respectifs : l'été 1992 intitulé « Smells like teen spirit », l'été 1994 "You could be mine", l'été 1996 "La fièvre" et l'été 1998 en pleine coupe du monde, "I will survive". Durant ces quatre étés, on suit les parcours croisés de trois adolescents : Anthony,  Hacine et Steph. On les voit évoluer, se démener dans les galères de la vie, faire face à leurs premiers émois amoureux, leurs premières désillusions.

En 1992, Anthony a 14 ans et traîne avec son cousin plus âgé qui l’entraîne dans les quatre-cent coups. Ils rencontrent deux copines, Steph et Clem’, issues d’un milieu plus aisé, elles ont quelque chose d’inaccessible qui fascine rapidement Anthony.
Ce dernier rêve d’échapper à son destin, « de s’autoriser des choses » (p 350) il ne veut pas avoir la même vie que ses parents. Son père impulsif, alcoolique, vit de petits travaux depuis qu'il a perdu son travail à l'usine, sa mère a un emploi de bureau loin d'être épanouissant et semble s'être "résignée" à une vie sans projet ni ambition alors qu'elle n'a que la quarantaine.

« Les femmes se souvenaient de chagrins imprécis. Les hommes mêmes avaient baissé la garde, et on lisait sur leur visage une conscience contrariée, comme un dépit. A la faveur de cette pauvre mélodie, la vie leur apparaissait tout à coup pour ce qu’elle était, un brouillon, une suite de faux départs" (p 365) 

Hacine de son coté deale du shit dans son quartier et squatte des halls d'immeuble avec ses copains. Il s'ennuie ferme et rêve d'agrandir son business. Il n'a pas froid aux yeux et cherche facilement la bagarre. Désabusé, lui non plus ne veut pas avoir la même vie que son père, immigré marocain qui a du mal à s'intégrer et qui s'est usé toute sa vie à l'usine pour une retraite de misère.

Anthony et Hacine enchaînent les conneries chacun de leur côté jusqu’à ce qu’ils finissent par se rencontrer. Chaque été ils vont ensuite se croiser, se défier. On se demande comment ils vont se sortir de toutes leurs galères, s’ils vont rester prisonniers de leur classe sociale ou s’ils vont parvenir à s' extraire de leur condition.

Quant à Steph, elle traîne avec sa copine Clem’ et s’amuse un peu avec les sentiments d’Anthony, pour tromper son ennui. Au fond, elle est profondément triste et désabusée elle aussi. Elle rêve également de partir de cette ville. Ses parents ayant eux les moyens, elle aura toutefois davantage de chance.

Ennui, émois amoureux et fureur de vivre en pleine canicule

Alors honnêtement j’ai eu un peu de mal à rentrer dans l’histoire durant les cent premières pages. Les ados s’ennuient ferme sous la canicule de l’été 1992 et je reconnais qu’on s’ennuie un peu avec eux. Après, les longues descriptions de leur ville, de leurs familles, de leurs attentes nous plongent progressivement dans les pensées de ces personnages jusqu'à ce qu'on finisse par s’y attacher et à se demander ce qu’ils vont devenir.

Le présent tout comme l’avenir de ces jeunes dépend beaucoup de la mobilité, de la recherche d'un moyen de transport, pour aller à une fête, chercher du travail, voir des copains... d’où le vol d’un canoë dès les premières pages, puis d’une moto un peu plus tard, toujours à la recherche d'aventure. «Chaque désir induisait une distance, chaque plaisir nécessitait du carburant. »
La drogue, l'alcool, le tabac, le sexe, les vols, la télé et le squattage d’arrêt de bus sont autant de moyens de tromper l'ennui pour ces jeunes et leurs parents dans cette petite ville désindustrialisée où le chômage guette. 
Il y a toujours une violence sous-jacente dans cette ville, l'orage menace au sens propre comme au figuré. Que ce soit ce père de famille rongé par l’alcool devenu impulsif et colérique, ces ados plein d’espoirs et de frustrations prêts à se taper dessus au moindre dérapage, la violence sociale et économique à travers le chômage, les emplois précaires... Pour échapper à l'ennui, à la morosité ambiante, il y a chez tous les personnages ce besoin de vitesse, en voiture, en moto, dans la vie en général, le besoin de vivre les cheveux au vent tout simplement.

Une écriture forte et lumineuse

Nicolas Mathieu décrit avec une certaine empathie et sans jugement la vie de ces habitants provinciaux issus de classes populaires qui se débattent dans leur quotidien, dans l'espoir d'une vie meilleure. Il a un regard acéré qui peut friser quelque fois la caricature, mais son écriture est lumineuse, forte, presque cinématographique, et souvent crue (il y a d’ailleurs quelques passages très érotiques). C’est un récit réaliste dans la tradition du roman balzacien, une peinture sociologique d’une région et d’une classe sociale, avec quelques réflexions d'ordre philosophiques sur le sens de la vie. C'est un livre sur le destin des classes, qui se répète souvent de générations en générations, d'où le choix du titre j'imagine.

Il y a aussi quelque chose du roman d’apprentissage dans le déroulement de ces quatre étés qui feront grandir et évoluer les principaux jeunes personnages. Les ados découvrent l'amour physique, les injustices, les rudesses de la vie. Ils essaient de se faire une place dans cette ville, dans cette vie, nourrissent des rêves, des espoirs.

Le style de l'auteur est très agréable. Il livre une écriture subtile, décrivant les sentiments humains avec force de réalisme tout en y mélant une part poésie, usant de de paraboles et de métaphores, insérant des discussions en argot, et passages détaillés assez crues. 
Pour vous donner une idée, j'ai sélectionné quelques passages qui m'ont plu, à lire ci-dessous.

Dans l'ensemble j'ai plutôt bien aimé ce livre : l'écriture est agréable, les thèmes abordés font réfléchir, l'histoire est intéressante, l'ambiance est plutôt douce amère.

Leurs enfants après eux / Nicolas Mathieu. -  Actes Sud, 2018


Quelques citations pour se faire une idée du style de l'auteur et de l'ambiance du roman :

« C’était ce truc qui passait en boucle sur M6. En général ça donnait envie de casser une guitare ou de foutre le feu à son bahut, mais là, au contraire, chacun se recueilli. C’était presque encore neuf, un titre qui venait d’une ville américaine et rouillée pareil, une ville de merde perdue très loin là-bas, où des petits blancs crades buvaient des bières bon marché dans leurs chemises à carreaux. Et cette chanson, comme un virus, se répandait partout où il existant des fils de prolo mal fichus, des ados véreux, des rebuts de la crise, des filles mères, des releuleuh en mob, des fumeurs de shit et des élèves de Segpa. » p 51

« L’éducation est un grand mot, on peut le mettre dans des livres et des circulaires. En réalité, tout le monde fait ce qu’il peut. Qu’on se saigne ou qu’on s’en foute, le résultat recèle toujours sa part de mystère. Un enfant né, vous avez pour lui des projets, des nuits blanches. […] Et puis un beau jour, vous vous retrouvez avec un ennemi dans votre propre maison. C’est bon signe. Il sera bientôt prêt. C’est alors que viennent les emmerdes véritables, celles qui peuvent coûter des vies et finir au tribunal. » p 112

«  Dans cette vallée, des hommes étaient devenus riches et avaient construit de hautes maisons qui dans chaque bled narguaient l’actualité. Des enfants avaient été dévorés, par des loups, des guerres, des fabriques ; à présent Anthony et Steph étaient là, constatant les dégâts. Sous leur peau courait un frisson intact. De même que dans la ville éteinte se poursuivait une histoire souterraine qui finirait par exiger des camps, des choix, des mouvements et des batailles. » p 137

« Après tout, lui [Anthony] en avait ras le bol de toute cette mémoire ouvrière. Elle donnait à ceux qui n’avaient pas vécu cette époque le sentiment d’être passés à côté de l’essentiel. Elle rendait par comparaison toute entreprise dérisoire, toute réussite minuscule. p 172

«A jeun, plus rien ne tenait. Il fallait redécouvrir l’ensemble, la vie entière. Sur le coup, la précision des traits brûlait le regard, et cette lourdeur, la pâte humaine, cette boue des gens, qui vous emportait par le fond, vous remplissait la bouche, cette noyade des rapports. C’était ça, la difficulté principale, survivre à cette vérité des autres. » p 207

« Aucun confort ne semblait pouvoir effacer leur indigence première. A quoi cela tenait-il ? Aux vexations professionnelles, aux basses besognes, au confinement, à ce mot d’immigré qui les résumait partout ? Ou bien à leur sort d’apatride qu’ils ne s’avouaient pas ? Car ces pères restaient suspendus, entre deux langues, deux rives, mal payés, peu considérés, déracinés, sans héritage à transmettre.p 270

« Etre adulte, c’était précisément savoir qu’il existait d’autres forces que le grand amour et toutes ces foutaises qui remplissaient les magazines, aller bien, vivre ses passions, réussir comme des malades. Il y avait le temps, la mort, la guerre inlassable que vous faisait la vie. Le couple, c’était le canot de sauvetage sur le rebord de l’abîme. » p 327

« Ces femmes qui, d’une génération à l’autre, finissaient toutes effondrées et à moitié boniches, à ne rien faire qu’assurer la persistance d’une progéniture vouée aux mêmes joies, aux mêmes maux, tout cela lui collait un bourdon phénoménal. Dans cette obstination sourde, il devinait le sort de sa classe. Pire, la loi de l’espère, perpétuée à travers les corps inconscients de des femmes aux fourneaux, leurs hanches larges, leurs ventres pleins. » p 350

« Les femmes se souvenaient de chagrins imprécis. Les hommes mêmes avaient baissé la garde, et on lisait sur leur visage une conscience contrariée, comme un dépit. A la faveur de cette pauvre mélodie, la vie leur apparaissait tout à coup pour ce qu’elle était, un brouillon, une suite de faux départs. La chanson triste de l’italien leur soufflait à l’oreille ce secret des existences mal faites, diminuées par les divorces et les deuils, criblées de travail, rognées partout, ces insomnies et ces solitudes. Ca laissait songeur. On s’aimait, on crevait aussi, on était maître de rien, pas plus de ses élans que de sa fin. » p 365

« Hacine était déchiré. D’un côté, il était reconnaissant, bien sûr. Ces gens-là l’avaient adopté. Pourtant il détestait leurs manies, leur mode de vie. […] Cette probité benoîte, qui les laissait toujours interdits devant le cours du monde. Les trois ou quatre idées fortes qu’ils tenaient de l’école communale ne leur servaient à rien pour comprendre les événements, la politique, le marché du travail, les résultats truqués de l’Eurovision ou l’affaire du Crédit Lyonnais. » p 392