vendredi 12 avril 2019

G. Delacourt décrit le coup de foudre d'une femme avec une écriture poétique et sensible

Danser au bord de l'abîme est le dernier roman de Grégoire Delacourt. Comme dans La première chose qu'on regarde, et La liste de mes envies, il reprend ici des thèmes qui lui sont chers : les femmes, les relations amoureuses et son goût pour les contes de fées modernes !


Emma est une femme mariée, la quarantaine, mère de trois ados, qui a tout pour être heureuse :  une bonne situation, un mari aimant. Un jour, dans une brasserie, elle tombe amoureuse de la bouche délicate d'un homme, et tout bascule. C'est le coup de foudre.
C'est aussi un véritable orage dans la vie d'Emma qui fait voler sa famille en éclat. Elle veut se sentir vibrer, être à nouveau désirée, combler un vide que la routine de femme mariée a creusé en elle, au risque de tout perdre. Personnellement j'ai eu du mal à m'attacher au personnage d'Emma. Je la trouve même assez peu crédible. Mais je me suis laissée tout de même porter par cette histoire, grâce à l'écriture de Grégoire Delacourt. Bien sûr, dès le début on sent que ce "coup de foudre" n'annonce rien de bien et Emma n'est pas au bout de ses surprises.

"Je crois que l'on trébuche amoureux à cause d'une part de vide en soi. Un espace imperceptible. Une faim jamais comblée. C'est l'apparition fortuite, parfois charmante, parfois brutale, d'une promesse de satiété qui réveille la béance, qui éclaire nos manques et remet en cause les choses considérées comme acquises et immuables [...]" p 27
L'auteur relate l'histoire de cette femme prête à tout plaquer pour une bouche, un regard, une sensation, un vertige, en faisant tout au long du roman le parallèle avec le conte de la chèvre de monsieur Seguin d'Alphonse Daudet.

"[...] à cet instant, je pressens la violence de l'aube, de façon lointaine, diffuse, je pressens la fin déjà, qui naît au moment même où tout commence. Déjà. Comme dans la lettre d'Alphonse Daudet à Pierre Gringoire, cette fable amère où l'aube violente arrive si vite, où la dernière phrase broie toutes les espérances." p 71
Le dénouement m'a par contre semblé beaucoup trop "simpliste", on se croirait à la fin d'une série française, tout est trop imagé, le cadre, l'ambiance... (Quand on sait que l'auteur a été publicitaire, on comprend mieux pourquoi cette fin semble est si édulcorée)
Ce qui m'a plu, c'est cette écriture, si belle, percutante, sensible, souvent poétique. Des mots qui nous prennent aux tripes, qui nous transportent. 

"J'étais, dans ce temps, la laideur même du chagrin. Je portais aux pieds des pierres lourdes et coupantes. Je dois dire que je voulais alors me trancher la langue, être muette et presque sourde, vaine et invisible ; être une simple eau claire de forêt, un clapotis évaporé. Un frisson, et puis du vent, et puis plus rien." p 155

Danser au bord de l'abîme est un livre sur le désir d'une femme écrit par un homme. Et c'est plutôt bien fait, sans jugement, avec beaucoup de justesse. C'est une histoire sur le couple, sur l'amour, mais aussi la mort, le deuil. C'est un récit sur l'ambiguité des sentiments, sur la culpabilité. Et surtout, c'est un hymne à la vie.
Grégroire Delacourt a cette magnifique capacité à décrire les sentiments amoureux, ça en est bouleversant.
"J'aimerai tant rendre grâce à la banalité de nos vies, toucher cette fièvre, saisir l'insaisisable. J'aurais tant voulu me fracasser, me disloquer en lui, atteindre cette infime frontière entre les choses et ces plaques tectoniques en nous, si sensibles, qui bousculent les sentiments, créent ces microscopiques fêlures, ces routes menant à l'abîme parfois - et d'autres fois, à la félicité." p 319

Dans l'ensemble, j'ai plutôt bien aimé ce roman, davantage la forme que le fonds pour une fois, puisque c'est surtout l'écriture qui m'a plu ici et que j'ai été déçue par la fin de l'histoire.

Quelques citations qui m'ont plû:

"Je sais maintenant que le deuil est un amour qui n'a plus d'endroit où se loger." p 160

"Notre page est blanche, la couleur de tous les possibles, elle est la mesure de l'infini. Je sais maintenant qu'on peut avoir plusieurs loyautés." p 199

"La vie est la courte distance entre deux vides. On gesticule pour la remplir. On traîne pour l'étirer. On voudrait qu'elle s'éternise. On s'invente même parfois des doubles vies. On respire et on ment. On regarde sans voir. On veut profiter de tout et tout glisse entre les doigts. On aime et c'est déjà fini.On croit au futur et le passé est déjà là. On est si vite oublié. p 234

"Nous sommes devenus des songes. Je suis une pierre échouée, mais je connais l'invisible profondeur des rivières. Si quelqu'un me ramasse, il ramasse aussi mon histoire. S'il dévore mes mots, il me dévore aussi." p 314