dimanche 26 mars 2017

"Cannibales", un roman épistolaire déroutant, dérangeant et étonnant

Voici encore un livre de la dernière rentrée littéraire et celui-ci est bien étrange! Cannibales est à la fois déroutant, dérangeant et étonnant. Je ne peux pas dire que j'ai aimé ni que l'histoire m'ait touchée. Cependant, je dois reconnaître que par sa forme et son style littéraire, ce livre mérite un petit article.


L'histoire est simple : Noémie,une jeune femme de 24 ans, vient de rompre avec son amant de 30 ans son aîné. Pour justifier sa décision, elle écrit une lettre à la mère de celui-ci. S'en suit une correspondance régulière entre les deux femmes qui expriment des sentiments confus vis à vis de Geoffrey, l'ex amant de l'une et fils de l'autre, passant d'une certaine complicité, à la haine  puis à l'amour...

Cette correspondance met à nu deux personnalités fort particulières. Noémie se comporte comme une princesse qui rêve que les hommes se battent pour elle, meurent de désir en pensant à elle, la suppliant de rester avec eux. Mais en même temps, on sent une certaine fragilité derrière sa plume acérée, la peur de l'abandon comme la peur de l'engagement.
Jeanne, quant à elle, est une vieille femme au crépuscule de sa vie qui trouve dans cette correspondance un divertissement dans son quotidien monopole. Elle se prend d'affection pour cette jeune femme insolente et déterminée qui lui rappelle sa propre fougue de sa jeunesse. Sa plume assidue cache là encore divers sentiments. Tout d'abord vis à vis de son fils qu'elle aime et hait à la fois, vis à vis de Noémie pour qui elle laisse pointer un peu de jalousie,  et par rapport à elle même, on sent par moment de la nostalgie et quelques regrets par rapport à sa jeunesse.
Dans un de ces courriers, Noémie suggère de tuer Geoffrey et de le manger ensuite en partageant ce goutu festin avec Jeanne. Cette dernière accepte et les deux femmes se mettent à établir toutes sortes de stratagèmes machiavéliques, avec des mots souvent durs. Mais, sous couvert de cet humour noir bien particulier et derrière ces mots terribles, on sent l'expression d'une rancœur, de blessures, de jalousie. Cet échange épistolaire est un véritable cas d'étude psychologique pour qui sait bien analyser !

Ce livre est déroutant car on hésite souvent entre une interprétation au premier ou au second degré.
Le vocabulaire est très soutenu -à plusieurs reprises j'ai buté sur quelques mots dont j'ignorais le sens- et il est peu probable qu'une jeune femme de vingt-quatre ans écrive avec un tel style. L'écriture est poétique, métaphorique. Nombreuses sont aussi les réflexions philosophiques. En fait, cet échange épistolaire a quelque chose de la fable, du conte ésotérique, philosophique voir mythologique qui n'est pas sans me rappeler une de mes dernières lecture, Les sorcières de la République.

C'est un livre original, part sa forme et son style littéraire assez recherché, ses réflexions sur l'amour, ses complexes psychologiques, mais déroutant part son histoire, les sentiments sans filtre exprimés par courrier par les deux protagonistes ce qui en fait un roman épistolaire intéressant mais qui laisse une impression bizarre une fois la dernière page tournée.

Quelques citations pour se faire une idée du style étrange de ce roman épistolaire :

[Jeanne] "L'amour est comme l'argent, on peut être heureux dans la ruine mais l'opulence ne nuit pas au bonheur. On ne perd rien à vivre passionnée, à attendre un homme qui vous attend aussi, à échanger avec lui des promesses, des rêves, belle monnaie frappée au coin de ce sentiment décrié par ses chevaux de retour des idylles qui ont capoté." p.11

[Jeanne] "Un dernier mot, aimer. L'amour est une picoterie, une démangeaison dont on ne saura jamais si le plaisir du soulagement que nous procure la caresse de l'amant vaut les désagrément de son incessant prurit". p.20

[Geoffrey] "Elle est amoureuse, mais elle ne sait si c'est d'elle, d'un homme, d'un éclat de mica dans lequel elle se réfléchit ou de rien. Elle se précipite du haut des falaises, sans ailes, sans parachute, elle a entendu parler de l'amour comme d'un trésor, elle croit en voir briller les ducats au fond de l'eau." p.79

[Noémie] "J'aime les amants en ruine, comme les archéologues les traces des civilisations disparues. Attendre pour l'abandonner qu'il soit devenu un tas de cailloux. Je l'aime cet hommes mais l'amour est une patiente guerre, notre talent consiste à leur laisser croire qu'ils en seront les vainqueurs et nous les proies subjuguées." p.88

[Geoffrey] "La souffrance est une bonne exploratrice, elle creuse des galeries, fracasse les murs et tout s'éclaire quand les illusions se sont effondrées." p.113

[Noémie] "Nous étions un songe d'amour. Creux comme tous les songes. Plat comme une image, chatoyant, couleurs criardes, une exhibition, un spectacle dont nous étions les histrions, les spectateurs assis devant l'armoire à glace du vestibule et ce n'était même pas nous ces deux personnes main dans la main au fond du miroir." p.118

[Noémie] "Les amours se ressemblent tout autant que les livres qui pour sublimes ou mauvais qu'ils soient fait du même alphabet, du semblable papier, s'affichent sur des écrans issus de la même technologie." p.139

[Noémie] "Plaignez-vous, nantis misérables grelottant sur les terres glacées des mécréants, ce pôle Nord où nous ne somme que limaille destinée à finir agglutinée sur le grand aimant du vide. Elle sont belles nos nuits glaciales, exaltantes nos journées à briser les vagues de cette mer gelée avec pour tout horizon les icebergs erratiques de la désolation peuplé de phoques noirs et luisants comme laque de catafalque." p.148

Cannibales / Régis Jauffrey . - Le Seuil, 2016

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