dimanche 16 février 2014

Quand le "rêve américain" tourne au cauchemar... Très beau roman de Julie Otsuka

Très belle découverte littéraire avec Certaines n'avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka, sorti lors de la rentrée littéraire de 2012 (oui j'ai un an de retard) et récompensé par le prix Fémina étranger 2012. Petite fille d'immigrés japonais, l'auteure américaine dévoile dans ce roman un pan souvent ignoré de l'histoire : début du vingtième siècle, l'arrivée de jeunes japonaises promises à certains de leurs compatriotes ayant réussi aux Etats-Unis. Le rêve d'une vie idéale qui tourne au cauchemar.


"Certaines descendaient des montagnes et n'avaient jamais vu la mer, sauf en image, certaines étaient filles de pêcheurs et elles avaient toujours vécu sur le rivage. Parfois l'océan nous avait pris un frère, un père, ou un fiancé, parfois une personne que nous aimions s'était jetée à l'eau par un triste matin pour nager vers le large, et il était temps pour nous, à présent de partir à notre tour."

Ainsi commence le roman : des dizaines de femmes embarquent sur un bateau pour traverser l'océan Pacifique. Certaines ne sont encore que des enfants. Toutes ont choisit un mari par correspondance dans l'espoir d'avoir une vie meilleure aux Etats-Unis. A travers plusieurs voix (l'auteure utilise la première personne du pluriel tout au long du roman) sont racontés l'exode en bateau de ces jeunes japonaises, leurs rêves, leurs regrets, leur arrivée aux Etats-Unis et le choc des cultures. Puis leurs rapides désillusions, suivies d'une dure vie de labeur aux champs ou comme domestiques, si ce n'est comme prostituées,  l'arrivée de leurs enfants,  enfin de leur vie entière dévouée aux américains.

L'auteure met l'accent sur les préjugés, le racisme ordinaire auquel ces japonaises doivent faire face, les inégalités, l'exclusion, le rejet des américains qui les poussent à se regrouper dans des quartiers japonais de villes de l'ouest des Etats-Unis. Le portrait d'un peuple bon à être exploité mais jamais assimilé à ses pairs.
Lorsque la Seconde Guerre Mondiale éclate et que le Japon entre en guerre, la méfiance anti-nippon s'intensifie et entraînera brimades, persécutions jusqu'aux déportations.

Une vie coupée de leurs racines, de leurs coutumes, de leurs proches, de leurs rêves. Une vie d'esclave pour une société capitaliste qui considère les japonai(e)s comme "les ouvrier(e)s les plus dociles qu'il soit" puisqu'ils / elles ne se rebellent jamais.
Ou comment un rêve de jeune fille se transforme en cauchemar pour toute une vie. Un rêve américain bien noir.

C'est effectivement un triste exemple d'immigration : l'appel d'une main d'oeuvre bon marché puis le bannissement de cette même population vingt ans après sa venue. Quelque chose dans la description des déportations que fait l'auteure dans le dernier chapitre du livre, avec les multiples énumérations de départs précipités, de tous ces destins croisés,  rappelle tristement la déportation des juifs en Europe.

L'écriture est multiple et chorale avec l'utilisation de ce "nous". Cela lui confère davantage de force, de poids, pour raconter la dure vie de ces femmes exploitées et humiliées tout au long de leur triste existence. Otsuka relate des épisodes très durs avec une écriture souvent poétique, emprise de forte modestie. Les mots sont toujours bien choisis, les phrases courtes mais percutantes, constituées de nombreuses énumérations, avec des exemples de destins croisés, un "nous" qui englobe toute une communauté.  
Tout cela créé un bon rythme de lecture qui fait qu'une fois commencé ce livre, vous avez beaucoup de mal à vous arrêter !

Vraiment une belle découverte : un récit poignant et bien documenté. Un plaisir à lire et un livre bouleversant et très intéressant.

Quelques citations pour se faire une idée de son écriture  : 

"Ils admiraient nos dos robustes et nos mains agiles. Notre endurance. Notre discipline. Nos dispositions dociles. Notre capacité peu commune à supporter la chaleur, qui l'été dans les champs de melons de Brawley pouvait frôler les cinquante degrés. Ils disaient que notre petite taille était idéale pour les travaux nécessitant de se courber jusqu'à terre.[...] Nous étions la meilleure race de travailleurs qu'ils aient jamais employée au cours de leur vie." (p. 39)

"L'une des nôtres les rendait responsable de tout et souhaitait qu'ils meurent. L'une des nôtres les rendait responsables de tout et souhaitait mourir. D'autres apprenaient à vivre sans penser à eux. Nous nous jetons à corps perdu dans le travail, obsédées par l'idée d'arracher une mauvaise herbe de plus. [...] Nous étions glacées à l'intérieur, et notre coeur n'a toujours pas dégelé [...]" (p. 47)

"La plupart d'entre elles faisaient à peine attention à nous. Nous étions là quand elles avaient besoin de nous et quand elles n'avaient plus besoin, pouf, nous disparaissions. Nous restions en retrait, nettoyons sans bruit leurs sols, cirions leurs meubles, donnions le bain à leur progéniture, récurions des parties de la maison que personne d'autre ne voyait. Nous ne parlions guère. Mangions peu. Nous étions douces. Nous étions bonnes. Nous ne causions jamais de problèmes et les laissions faire de nous ce qu'elles voulaient." (p.54-55)

"Mais en attendant nous resterions en Amérique un peu plus longtemps à travailler pour eux, car sans nous, que feraient-t'ils? Qui ramasserait les fraises dans leurs champs? Qui laverait leurs carottes? Qui récurerait leurs toilettes? Qui raccommoderait leurs vêtements? Qui repasserait leurs chemises? Qui redonnerait du moelleux à leurs oreillers? Qui changerait leurs draps? Qui leur préparerait leur petit déjeuner? Qui débarrasserait leur table? Qui consolerait leurs enfants? Qui baignerait leurs anciens? Qui écouterait leurs histoires? Qui préserverait leurs  secrets? Qui chanterait pour eux? Qui tendrait l'autre joue, et puis, un jour -parce que nous en serions capables - , leur pardonnerait? Un imbécile, forcément. Alors nous repliions nos kimonos pour les ranger dans nos malles, et ne plus les ressortir pendant de longues années."  (p 64)

Certaines n'avaient jamais vu la mer /  Julie Otsuka . - Ed. Phébus, 2012.

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